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Comment le racisme anti-Noirs se cache au Québec

Écrit par

Collective Culture
janvier 6th, 2021

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Cet essai fait partie de la rubrique mensuelle Collective Culture. Écrit par Nicolas André.

Membres du public, je tiens à vous offrir quelques conseils. Ne choisissez jamais de camp lorsqu’il est question de langue au Québec. À tout le moins, c’est s’engager sur une pente glissante et ce n’est pas un sujet de discussion simple ou direct. Vous me permettez une autre métaphore? Écrire sur la langue au Québec doit ressembler au fait de marcher sur une corde raide — difficile de trouver le bon équilibre. Je ne cherche pas à être insensible, mais je trouve ce zig-zag entre les paradigmes un peu épuisant. Cependant, j’ai maintenant l’impression d’avoir trouvé un milieu.

En juillet dernier, après avoir manifesté toute la journée dans le centre-ville de Montréal, j’ai constaté en regardant mon téléphone que quelqu’un m’avait envoyé un article d’opinion publié dans Le Devoir, une des publications francophones les plus importantes du Québec. Le titre a immédiatement attiré mon attention : « Se rat kay kap manje kay ». Ce proverbe haïtien se traduit par « c’est le rat de la maison qui mange la maison » et signifie à peu près « le coupable se trouve autour de nous ou près de nous ».

La communauté haïtienne de Montréal connaissait à l’époque de nombreux bouleversements : les demandeurs d’asile travaillant comme aide-soignants ne se voyaient pas garantir un salaire équitable ou un statut permanent; l’arrondissement Montréal-Nord, qui compte une importante communauté haïtienne, enregistrait le nombre de cas de Covid le plus élevé de tous les autres arrondissements du pays; et la frontière entre les États-Unis et le Canada demeurait fermée aux voyageurs non essentiels, y compris les demandeurs d’asile.

J’ai compris que « Se rat kay kap manje kap » n’avait rien à contribuer à ce sujet. La chronique insistait plutôt sur un lien de parenté linguistique durable entre les Québécois francophones et les Haïtiens—les deux « nations francophones » d’Amérique—et faisait preuve d’ambivalence sur le fait que les Haïtiens se conforment trop fortement à la globalisation de la culture afro-américaine.

Dans de tels moments, je me souviens de la fois où ma Mammie — c’est ainsi que nous appelons notre grand-mère — m’a raconté une histoire sur la façon dont elle voulait commencer à apprendre l’anglais après son arrivée à Montréal, à la fin des années 60. Elle n’avait qu’un statut de visiteur dans le pays, car seul son mari avait un visa de travail. L’immigration ne pouvait donc pas la laisser trouver un emploi, mais elle a été autorisée à suivre un cours. Ainsi, lorsqu’elle s’est rendue au bureau de chômage du centre-ville un lundi, elle a dit à l’homme à l’entrée qu’elle voulait s’inscrire à un cours d’anglais. « Mais, madame, dit l’homme, vous parlez très bien français. Pourquoi avez-vous choisi l’anglais? Pourquoi pas un cours de cuisine ou un cours de secourisme? » Mais ce n’est pas ce que Mammie voulait. « Non, dit-elle. Parce que je veux apprendre l’anglais. »

L’immigration haïtienne au Québec existe depuis le milieu des années 60. Le régime autocratique de François Duvalier en Haïti a poussé des milliers de membres de son élite à chercher refuge dans des pays comme le Canada. Le français étant la langue dominante du Québec, beaucoup d’Haïtiens, y compris ma propre famille, sont venus dans la province en sachant qu’ils auraient plus de facilité à s’assimiler à sa culture. Au cours des soixante dernières années, des centaines de milliers d’Haïtiens se sont installés au Québec, faisant d’eux la plus grande communauté d’origine africaine de la province. Pourtant, on dissocie souvent l’identité haïtienne de l’identité noire. Comme l’exprime Délice Mugabo dans « Black in the city », le mot haïtien est devenu un marqueur facilement reconnaissable qui existe en dehors de celui de noir.

Dans ce même esprit, Christian Rioux, le chroniqueur blanc derrière « Se rat kay kap manje kap », tente de classer les Haïtiens dans une catégorie autre que celle de l’identité noire et prétend qu’il serait régressif pour tout Haïtien de se considérer comme Noir.

« Il m’arrive de craindre que cette fière et noble identité haïtienne ne soit peut-être aujourd’hui en péril, écrit Christian Rioux. Les Haïtiens n’ont rien à gagner à troquer leur identité nationale pour une assignation à résidence raciale. »

Le problème le plus flagrant de l’article de Rioux est la décision de parler au nom d’un groupe de personnes sans même faire allusion à la partialité de l’auteur. De plus, l’article s’empresse d’unifier la lutte de ces deux nations pour leur souveraineté respective, expliquant que «  l’une est pauvre et libre » et que « l’autre cherche toujours sa liberté malgré son opulence. »

Même au plus fort des manifestations antiracistes de l’été dernier, ce type d’article d’opinion m’a surpris. Il était difficile de croire qu’un article présentant des signes aussi manifestes de racisme anti-Noirs puisse être publié à l’issue d’un processus d’approbation exhaustif d’une publication majeure comme Le Devoir.

Une fois, au secondaire, je dînais avec deux amis. Ils faisaient partie de la petite minorité de notre école qui venait des écoles primaires françaises. Moi aussi, techniquement, mais compte tenu de mon enfance, je m’étais toujours considéré comme un anglophone avant tout. Bref, l’un des deux racontait comment il s’était battu avec un Noir la veille lors d’un match de hockey. « S’tai un géant, a-t-il dit. Le nègre mesurait sept-pieds deux, j’te jure. » Je l’ai regardé bêtement. Et lui, constatant mon soudain manque d’enthousiasme, a commencé à s’expliquer en anglais. « C’est pas ce que ça veut dire en français, tu sais? »

L’article de M. Rioux a été partagé sur Twitter et Facebook et a rapidement attiré l’attention de la communauté haïtienne de Montréal. La semaine suivante, la lettre d’un collectif comptant plus de cinquante Montréalais d’origine haïtienne écrite en réponse à M. Rioux a été publiée par Le Devoir. Intitulée Une image toxique et fausse de l’essence même de notre identité, elle dénonce la chronique de M. Rioux pour avoir véhiculé une image toxique et fausse de l’essence même de l’identité haïtienne et critique le journal pour avoir perpétué le racisme anti-Noirs. Le même jour, le directeur du Devoir Brian Myles a publié une lettre de regrets. M. Myles a affirmé que Le Devoir cherche à traiter des réalités complexes de notre société et que cet engagement éditorial vaut autant « pour la communauté d’origine haïtienne que pour d’autres groupes en situation de minorité ou de précarité ».

Voir Le Devoir donner la chance à la communauté de s’exprimer en son nom propre a quelque peu amélioré la situation. En revanche, aucune rétractation de la contribution de Rioux à une version archaïque du Québec français, qui confondait la souveraineté avec la domination française en tant que « projet national ». Mais ce n’est pas le Québec que je connais. Ce faisant, Le Devoir n’a fait que perpétuer un sentiment nationaliste d’égocentrisme qui nous sépare du reste du pays.

Cet exemple de racisme anti-Noirs est un symptôme du refus du Québec de reconnaître l’identité noire comme partie intégrante de sa constitution. À l’époque de la Nouvelle-France, de nombreux personnages importants de la province ont participé à la gouvernance d’Haïti avant qu’elle ne lutte contre la puissance coloniale et ne gagne sa liberté. Les répercussions de cette situation se font encore sentir aujourd’hui lorsque les Haïtiens sont contraints de se défendre contre le courant eurocentrique.

Mais, sans la capacité de lire en français, tout cela passe inaperçu. Au Québec, seuls les bilingues anglais-français peuvent interpréter les attitudes clivantes relayées par nos médias. Bien qu’ils sont encore minoritaires dans le reste du pays, les Canadiens francophones constituent la majorité de la population du Québec et de son lectorat. Il est difficile d’évaluer dans quelle mesure le reste de la province partage l’opinion de Christian Rioux, mais cette idéologie raciste témoigne d’un système de domination plus large organisé par le biais d’agences de transmission sociale et culturelle, comme on le voit dans les médias de masse, les universités, les doctrines religieuses, l’art, etc. Si nous pouvons le traduire, nous pouvons voir comment le racisme se reflète et se régénère à travers le langage qui nous entoure.

Au cours des mois qui ont suivi la publication de la chronique de M. Rioux, je me suis demandé à plusieurs reprises si elle aurait reçu davantage d’attention si elle avait été rédigée en anglais. Sans doute. Mais je crois également qu’aucun média anglais n’aurait même envisagé de publier quelque chose de ce genre.

Je ne dis pas que cet article reflète une opinion populaire au sein de la communauté francophone. Au contraire, le zénith du nationalisme québécois est révolu depuis longtemps. C’est ce qui rend si absurde le point de vue de Rioux sur la régression de l’identité haïtienne. Mais, si on lui retire toutes ses prétentions non fondées et ses platitudes grinçantes, il démontre le cauchemar provincial de l’effacement. Si la « préservation » de la langue était pour nous une véritable préoccupation, nous aurions fait de meilleures tentatives pour raviver les langues autochtones ancestrales qui datent d’avant l’un ou l’autre de nos dialectes coloniaux. Fondamentalement, il s’agit de savoir quand votre voix n’est pas ce dont on a besoin, ou quand elle l’est.

Je suppose que je choisis un camp en exprimant cette opinion en anglais, mais je ne pense pas que c’est ce que signifie le bilinguisme. C’est une question de coexistence, de démocratie. C’est ma voix et elle ressemble à ça.

Les médias ne sont guère incités à faire évoluer leurs perspectives, car la plupart de ces questions sont très récentes. Les modes de journalisme séparatistes du Québec se montrent rapidement limités par des attitudes monolingues. Le Québec est une province bilingue et ses médias devraient en témoigner et être plus inclusifs.

En 2016, Anita Li rédigeait l’article How we talk about race, dans lequel elle évoquait l’incapacité des médias canadiens à reconnaître la diversité, dans la mesure où le pays se targue souvent d’être « multiculturel ». Mme Li a toutefois exprimé son enthousiasme pour les journalistes non traditionnels qui innovent dans ce domaine. « Apparus sous la forme de start-ups, les nouveaux médias ont également des cultures de travail atypiques et des hiérarchies plus horizontales. »

Il s’agit maintenant de savoir où chercher. En matière de journalisme québécois bilingue, les options sont limitées. Des comptes Twitter ou Instagram, notamment @defundthespvm et @wokeorwhateva, peuvent néanmoins traduire leur contenu du français vers l’anglais sans perdre de leur auditoire. Ce type de journalisme est plus inclusif pour de nombreuses raisons. En résumé, il nous permet d’occuper des espaces qui reflètent les voix que nous entendons dans nos écoles, nos milieux de travail, ou tout autre lieu qui n’est pas limité par une seule langue.

À propos de l’auteur

Nicolas André est un fils haïtien-canadien, un mannequin en déclin et un écrivain en herbe. Originaire des Laurentides, il a récemment déménagé à Montréal. C’est là qu’il rendait occasionnellement visite à sa grand-mère qui se servait souvent de son macaroni au gratin comme d’un cheval de Troie pour relater ses récits sur Haïti à l’époque du duvaliérisme. Il l’a récemment déçue en devenant végétalien. Il étudie actuellement la création littéraire et la littérature anglaise à l’université Concordia et est rédacteur pour Collective Culture. Vous pouvez le regarder procrastiner plutôt que d’écrire ici : @pitiniki

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