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Hijras, divines hermaphrodites

La société tend à circonscrire notre identité dans la manière dont elle définit les relations, le travail ou l’identité sexuelle. S’il s’agit d’un besoin nécessaire pour garantir l’organisation sociale, cela devient inadéquat sur le plan personnel et intime, car l’être dans sa nature profonde et créative ne peut être circonscrit.

On m’a souvent demandé quelle était la différence entre la sociologie et l’anthropologie (ethnographie). Une manière simple de décrire ces différentes approches d’études est de dire que la sociologie se concentre sur le niveau général, prend soin d’observer quel est le mouvement principal du groupe. Au contraire, l’anthropologie creuse dans le groupe pour en faire ressortir les minorités, le particulier, l’exception. Avec le cas des hijra en Asie du Sud, il s’agit d’un voyage ethnographique qui explore la notion de genre, la définition de l’identité propre et la connexion spirituelle.

On parle généralement des hijras comme étant le troisième sexe, Tritîyâ Prakriti, celui qui n’est ni homme ni femme. Le mot hijras dérive de la racine arabe “hjr” qui se traduit par “renonçant” ou encore “celui qui s’en va”, “celui qui laisse sa tribu”. Ce terme n’a pas d’équivalent dans la traduction occidentale: eunuque, transexuel, hermaphrodites, sont autant de termes qui ne reflètent que partiellement la réalité des 490 000 hijras de l’Inde. Les textes anciens parlent déjà d’eux à une époque qui précède les invasions musulmanes, où ils étaient alors portés en haute estime. Avec la colonisation anglaise (1750-1947), le visage de l’inde se coiffa de puritanisme et les hijras devinrent marginalisés et stigmatisé par le filtre puritain de la nouvelle culture qui s’infiltra partout en Inde. Depuis, leur place au sein de la communauté indienne est marquée par la discrimination, et de nombreux activistes luttent aujourd’hui pour faire valoire leurs droits.

 

Les hijras possèdent leur propre système organisationnel au sein de leur communauté: ils vivent ensemble, partagent leur lieu de vie, leur argent, et s’organisent dans des “maisons” où les disciples vivent sous l’intendance de leur “guru”. La famille d’hijras se substitue alors à la famille biologique, une famille au sein de laquelle le lien se concrétise de manière inaliénable lors du rituel d’émasculation. Les hijras semblent majoritairement attachées à l’hindouisme même si certains évoluent dans la religion musulmane, toutes deux présentent en Inde ou encore au Pakistan.

Hommes de naissances, ils portent les vêtements de femmes, s’habillent, se maquillent, se parent de bijoux et adoptent un langage corporel féminin. Pour devenir hijra, il faut trouver un “guru”, celle qui guidera et enseignera, comme une mère à sa fille. Lorsque le guru jugera que sa disciple est prête, elle pourra se préparer pour le rituel de passage ultime qui lui permet d’intégrer la communauté pour de bon. Le rituel s’écoule sur plusieurs semaines au cours desquelles il faut jeûner, faire des prières et d’autres sortes de préparation, jusqu’au jour du nirvan, l’acte par lequel le pénis, les testicules et le scrotum sont coupés avec un simple anneau de métal sans anesthésie. Ce rituel s’apparente à une forme d’accouchement féminin, sur un plan de connexion avec le divin où l’hijra accouche d’elle-même, offrant concrètement son sexe à la déesse, renonçant par là même à sa forme sociale de naissance, et ainsi s’alliant à la déité vénérée sur un plan cosmique.

Devenir hijras, c’est renoncer à sa caste et à son statut familial. L’hijra est parfois comparé aux saddhous qui eux aussi renoncent à l’autorité de la famille biologique, au statut social et à la vie sexuelle. Les hijras vivent de la mendicité ou encore de leur danse et chant lorsqu’ils participent aux mariages ou aux baptêmes. De part leur castration, on dit que les hijras sont dotées du pouvoir de fertilité, d’où leur présence auprès des jeunes couples ou des nouveau-nés. Ils possèdent au sein de la société une place ambiguë où ils sont autant stigmatisés qu’ils ne sont admirés et vénérés.

Plus qu’une question d’identité sexuelle, en devenant hijras, c’est un rôle intermédiaire qui est incarné dans ce corps homme-femme: un lien entre la condition humaine et Dieu.

«S’ils voient les seins et les cheveux longs venir,
ils l’appellent femme,
Si la barbe et les moustaches,
Ils appellent ça l’homme:
Mais, regardez, le soi qui flotte dans cet interstice
Ça n’est ni un homme ni une femme
O Ramanatha »
Poète Saint Devara Dasimayya (10ème siècle)

Les hijras vénèrent la déesse, mais aussi la forme de Shiva appelée Ardhanarishvara. Ardhanarishvara est reconnaissable par sa forme bien spécifique : le côté droit du corps est Shiva (boucle d’oreille des renonçants, trident ou peau de tigre), alors que le côté gauche est celui de la déesse (boucle d’oreille en fleur, un sein voluptueux, jupe ou bijoux féminins). Cette représentation remonte aux premières traces de l’hindouisme et porte une haute signification ésotérique qui dépasse les questions mêmes de genre telles qu’on peut en faire l’expérience ou les comprendre dans le plan humain et social. Ardhanarishvara “est une forme complexe et peut-être la moins bien comprise des nombreuses formes que les dieux indiens ont assumées”. L’appellation vient de trois racines combinées: “ardha” signifie moitié, “nârî” signifie “celle qui est Parvati” et enfin “isvara” est un autre nom pour Shiva, soit “la moitié de Shiva qui est Parvati”. Cette forme de la déité représente la création du monde manifestée qui repose sur la dynamique du principe masculin, Purusha la Conscience, et le principe féminin, Prakriti son énergie. Shiva est l’hermaphrodite primordial, celui en qui les aspects masculin et féminin cohabitent. Cette forme androgyne ne peut procréer. Ainsi, afin que le monde soit monde, que la manifestation de l’univers apparaisse, les archétypes masculin et féminin doivent se séparer.

“Il divisa son corps en deux parties, l’une devint mâle, Purusha, l’autre devint femelle, Nârî. Dans cette femme le Seigneur procréa Virât, le corps de l’Univers”. Upanishad
(le culte du lingam, Danielou p.114)

Par la division de son corps, l’être suprême créé Virât, qui n’est autre que la manifestation du monde. Sur terre, caché derrière les désires illusoires, l’être ne recherche en fait essentiellement qu’une seule chose : ce retour à l’unité, se fondre dans l’Un indivisé, l’hermaphrodite qui dépasse les notions de genre et même d’identité. C’est en delà de la définition que se cache la réelle liberté, dans celui qui n’a plus d’identité. Sur un plan essentiel et traditionnel, les hijras incarnent cet hermaphrodite, ce corps qui incarne les polarités masculines et féminines là où il les transcende.

Au mois de novembre, j’ai assisté au festival de film de l’Asie du Sud qui avait lieu à Montréal, organisé par le centre Kabir. Une magnifique sélection de films, courts-métrages et longs métrages sur divers sujets, où j’ai découvert Transindia, le court-métrage de Meera Darji sur les hijras. Après quelques échanges de courriels, Meera a accepté de présenter son court-métrage au sein des événements en lien avec mon exposition “Traces of life : un voyage du Canada à l’Asie du Sud”. La date du vernissage de l’exposition est le 18 janvier. Le documentaire, quant à lui, sera projeté le 10 février en après-midi au centre Never Apart et suivi d’une discussion sur le sujet.
Merci à Meera pour le prêt de ces photos qui alimentent cet article, où figurent les hijras avec lesquels elle a tourné son documentaire.

Documents consultés :
Encyclopedia of Gender and Society, Volumes 1 à 2
Le Culte du Lingam, Alain Danielou
Goddess : Divine Energy, Jackie Menzies

Mariette est diplômée d’un master en anthropologie de l’Université de Montréal. Elle enseigne le yoga dans la ligne de la philosophie du sivaisme tantric non-duel du Cachemire. Elle voyage régulièrement en Inde pour poursuivre ses recherches sur les traditions ésotériques des Tantra.

marietteraina.com

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