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In Spirit: Désir, amour et séduction

Dans le contexte culturel de l’Inde, la notion “d’amour” telle qu’on la perçoit aujourd’hui en occident n’existe pas en effet . Notre vision de l’amour est très moderne et reflète majoritairement notre manière pathologique d’aborder le monde.  L’amour dans son sens profond est au coeur de nombreux textes traditionnels indiens ou encore dans les représentations sculpturales, comme Krishna et les Gopis. Ça n’est pas un amour mondain comme celui que l’on conçoit aujourd’hui – de gens qui s’aiment ou ne s’aiment plus, se marient par amour et divorcent dans la haine. L’amour n’est pas quelque chose qui devrait pouvoir apparaitre puis disparaitre, l’amour est cet espace qui existe sans objet, avant que la personne ne commence à exister avec ses schémas, ses défenses, ses réactivités et ses compensations. Un amour qui se donne une raison n’est pas l’amour, c’est du troc. Les textes sanskrits font exclusivement référence aux notions d’amour et de désir dans un contexte ultime. Nous sommes très loin des recettes en 10 étapes pour trouver l’amour parfait que l’on vend dans les librairies aujourd’hui.

C’est intéressant de plonger dans la culture traditionnelle indienne pour voir qu’à une certaine époque, une vision de l’être humain existait dans une compréhension bien plus globale avec tout ce que ça incarnait. Le mariage n’était pas un acte d’amour, c’était un espace fonctionnel qui permettait aux enfants de bien se développer, à la famille de prospérer et ainsi chaque individu pouvait s’épanouir dans son travail, sa quête du plaisir des sens, ses tâches à accomplir et sa vie dévotionnelle. Les devoirs passaient avant les droits, les passions étaient réservées aux aventures passagères qui avaient leur place dans la société, mais il y avait cette compréhension que ça n’avait rien à voir avec le mariage. L’être humain était compris dans son entièreté et les passions, les désirs, les obligations, tout était intégré à sa juste place pour permettre le bon fonctionnement de la société. C’est une compréhension que nous avons totalement perdu à notre époque.

Dans les textes mystiques du Cachemire, le désir mondain doit être élevé dans sa forme la plus pure (icchamatra). Contrairement à d’autres traditions qui cherchent à supprimer toute notion de désir, il ne s’agit pas ici de supprimer quoi que ce soit, mais au contraire, d’effectuer une sorte de transformation en l’orientant vers sa nature divine, en le laissant s’incarner dans sa nature la plus profonde, qui donne lieu à ce que l’on nomme la volonté cosmique (iccha). Il ne s’agit pas de se défaire des passions, mais au contraire de ramener le désir à sa source première qui est la roue des énergies, la pulsation primordiale (spanda).

L’alphabet sanskrit, par ailleurs, est profondément érotique au sens mystique du terme : de la première lettre à la dernière, c’est la manifestation du monde qui se dessine. La première lettre de l’alphabet “A”, Shiva, rencontre la dernière lettre “H”, Shakti, unies par leur passion (kama) pour créer la totalité “Aham” qui n’est autre que le soi absolu. Le pratiquant de la voie spirituelle ne cherche qu’une chose, réintégrer ce cycle cosmique qu’il porte en lui, toucher ce “Je” absolu.

 

Lorsque tu comprends et acceptes qu’il y a une autre possibilité, un autre angle d’approche que ça soit sur le plan de la vie fonctionnelle ou celui de la perspective traditionnelle, tu commences à te questionner sur ce qu’il se passe en toi. Si je regarde vraiment comment je fonctionne, je vais me rendre compte que de nombreuses fois dans ma vie, mon désir qui a été comblé m’a apporté de la joie et de la satisfaction pour un temps limité. La personne qui me comble dans l’instant ne me comble plus le lendemain, un an ou 10 ans plus tard. Pourquoi ? Parce que, ce que je désirais profondément, était d’une autre nature et ne se cachait pas dans l’individu, ou la voiture, ou la maison, ou le changement de carrière. Ce que je désire profondément, c’est la tranquillité, là où je rencontre la cessation de cette dynamique de questionnement, de défense, de planification, de doute… la cessation même du désir, en fait.  Ce que je cherche profondément c’est la tranquillité. Quand je comprends cela, je cesse de dépenser de l’énergie vers l’extérieur.

La relation, c’est mon cadeau. Les gens qui pensent que telle relation les détruit, telle autre est abusive, c’est un manque de perspective. Il faut revenir à soi. Si je tombe dans un schéma d’abus, c’est que je le porte en moi, si je me laisse violenter c’est que je porte cette histoire en moi, si je me sens abandonné, c’est que c’est un schéma qui m’habite. Sinon, ces éléments ne prendraient pas racine. Ce qui me touche, ce qui est alimenté est un écho à quelque chose que je porte.

Dans la relation, on apprend tout, car ça nous fait plonger dans notre monde affectif, ça dévoile nos compensations. Tant que je ne le vois pas comme un cadeau pour mieux voir mon fonctionnement, je souffre. Tu te rends compte que, finalement, c’est toujours à partir de toi que l’introspection débute, tu ne peux plus prétendre remettre la faute sur quelqu’un d’autre. C’est toi, ton cheminement, ton travail, ton regard. C’est revenir à soi, toujours revenir à soi. Dans ce retour, c’est l’intimité. Je sens.

 

Quand j’ai l’intuition profonde de cette possibilité, que cette vision s’impose comme une vérité, alors dans mes interactions ce qui devient la chose la plus importante, ce n’est plus d’être aimé, mais, c’est de voir combien je cherche à être aimé. Ça n’est plus de séduire, c’est de voir combien je suis en constant mouvement de séduction. Quand ce mouvement s’actualise, quand cette compréhension me touche, je commence à tomber amoureux de mon fonctionnement, et mon seul désir devient l’exploration de qui je suis, qui se déploie à travers les rencontres de chaque instant.

C’est difficile parce que ça veut dire lâcher mon histoire. L’histoire de moi-même qui aime ceci, n’aime pas cela, a souffert de tels abus, a vécu telle situation traumatisante, etc. En même temps,  ça n’est pas entre tes mains : de la même manière que le danseur ne peut pas faire autre chose que de danser ou le peintre de peindre, celui qui est en quête ne peut pas faire autre chose que de désirer voir et par là même, mourir à lui-même. C’est la grâce qui le visite. On est poussé par l’inévitable, il n’y a aucune volonté ou intervention personnelle dans ce processus. Ce désir d’honnêteté face à soi-même est la chose la plus énorme, la plus gigantesque qui puisse t’arriver. Elle est dévastatrice, autant qu’elle est douce et silencieuse.

Dans le panthéon tantrique, cette énergie dévastatrice est représentée par Kali, Chamunda et leur cohorte de yoginis. Kali coupe la tête, c’est le mental, l’égo qui est dépossédé de son corps et abdique. Avec Chamunda, c’est l’émaciation de la vitalité, de toute dynamique de la personne qui cherche quelque chose. Les yoginis, qui sont les consorts des déités  principales, ont cette place, elles sont les initiatrices, celles qui rendent malade, qui déstabilisent les sens de la personne et qui coupent son système de référence. Sans système de référence, tu n’as plus d’histoire, tu ne sais plus ce que tu désires.

Il faut voir combien tes désirs sont basés exclusivement sur ta vie, tes expériences, tes traumas, ton éducation. Il n’y a aucun choix dans ce que l’on désire. Le désir en d’autres termes renvoie à tes mécanismes et tes habitudes les plus mondaines. Ça n’est pas à fuir, à défaire, c’est à écouter et observer, à explorer, et voir en toi, si la possibilité qu’il existe un espace dans lequel le désir intervient, d’une autre manière, résonne.

Alors, émerge un désir qui ne trouve pas sa source dans mon système, mais dans un appel plus intérieur. C’est un désir que l’on pourrait dire “froid”. Dans lequel l’affecte n’a pas sa place. Il n’y a pas d’enjeu, rien à gagner, rien à perdre. C’est un désir d’intensité, archétypale on pourrait presque dire. Ce n’est pas un désir qui vient d’un manque ou d’une mémoire, c’est le désir qui coiffe et incarne la dynamique essentielle du monde. À ce moment là, la séduction peut devenir une forme de célébration, comme on le voit dans certaines tribus indiennes nomades ou tziganes. C’est une partie intégrante de la culture : les bijoux, le maquillage, les vêtements sont des parures qui célèbrent la force de la femme dans tout son déploiement, et la séduction n’est pas motivée par un manque, mais se déploie dans le jeu archétypale de la Conscience qui se cherche dans son propre reflet.

Ne rien faire avec, ne pas chercher à comprendre, juste laisser la résonance vivre en toi comme le parfum qui s’épanouit dans l’espace même lorsque la fleur a disparu. Ne pas créer un imaginaire, mais souligner le fait qu’il y a une autre possibilité, et voir si une résonnance s’incarne en moi à ce moment là. Mon travail, c’est de revenir à moi, de découvrir et devenir familier avec cette exploration, avec l’acte même d’écouter les mouvements qui s’opèrent en moi-même.

Dans mes voyages, à travers mes collaborations, j’ai rencontré beaucoup de monde. Des prostituées, des gangsters, des artistes… il ne faut pas penser que dans la transgression, hors des cadres, les gens sont plus heureux. Ce qui te rend heureux, c’est l’intensité, c’est d’explorer. C’est pour cette raison que les artistes ont tant besoin de créer : parce que dans le moment de création, ils n’existent plus pour eux même, il n’y a plus de désir, il n’y a plus d’enjeu, plus rien n’est calculé. L’artiste est pris en main, sans chercher un but précis, c’est une intuition qui le guide, une forme d’urgence dans laquelle tout est clair. Il n’a qu’à se laisser faire. C’est très intense l’espace de création. Après, il faut apprendre à comprendre le processus et l’apporter dans cet espace de la vie quotidienne (mais ça, c’est une autre histoire).

Quand Éric Baret parle des prostituées ou des amants, ce n’est pas pour la liberté des normes sociales, mais tout simplement pour revenir à des exemples concrets de la vie quotidienne auxquels les gens peuvent s’identifier, parce que la majorité des maris ou des femmes ou des maîtresses, des amants ou vont voir des prostitués. Mais il faudrait lui poser la question directement.

Ce qui est important finalement, ça n’est pas ce que tu fais, mais comment tu le fais. Séduire, aimer, désirer, est-ce quelque chose que tu fais par compensation, pour exister, ou est-ce une forme de célébration, d’expression d’une liberté profonde? Ce que je veux voir, intimement, c’est ce moment où je recommence à fabriquer. Que ça soit avec un amant, le moment où je rentre en compétition avec une autre femme ou un autre homme, le moment où je cherche à tout prix à être reconnue ou écoutée, le moment ou je me vends. Il faut presque le voir comme ça: pédagogiquement, les expériences de lâcher prise ne servent qu’à une seule chose, mieux voir l’instant où je reviens dans la tension, le doute, l’angoisse.

Après l’orgasme, lorsqu’il n’y a plus aucune demande, aucun désir, là je sens le calme m’envahir. À ce moment là, être attentif au moment où je recommence à prétendre, où j’ai besoin d’établir un lien affectif avec mon partenaire pour me rassurer. Voir, écouter…. iI n’y a que ça qui va me permettre de toucher l’espace le plus intime et profond de mon être. C’est une quête de soi dans sa forme la plus directe, la plus simple et la plus tranchante.

Lectures
Les quatre sens de la vie: la structure de l’Inde traditionnelle, Alain Daniélou. 1984
Le seul désir – Dans la nudité des tantras, Eric Baret. 2017, ed Almora, Paris.

Crédit photo
Mariette Raina en colaboration avec Lior Allay – photographies et auto-portrait.
Remerciements tout particulièrement à  Lior Allay, écrivaine, modèle et photographe, pour la collaboration photographique qui a trouvé son chemin jusque dans l’article de ce mois-ci. Merci aussi à ma mère pour la relecture de l’article en français.

 

Mariette est diplômée d’un master en anthropologie de l’Université de Montréal. Elle enseigne un yoga qui fait écho à la philosophie du Shivaïsme tantrique non duel du Cachemire. Elle voyage régulièrement en Inde pour poursuivre ses recherches sur les traditions ésotériques des Tantras. Mariette est aussi artiste visuelle, employant la photographie notamment comme notes de terrain et exploration des cultures.

marietteraina.com

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Commentaires (2) (Cacher)

  1. n’étant pas très douée pour les commentaires je vous cite « Celui qui est en quête ne peut faire autre chose que désirer voir et par là même, mourir à lui même »… c’est la grâce qui le visite… »Ce désir d’honnêteté face à soi-même est la chose la plus important » merci… je ferme les yeux… je les ouvre à nouveau pour vous dire bonne soirée

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