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In Spirit: Lalla la yogini

Lalla, Lal Ded en Hindi, Lal Arifa pour les musulmans, ou encore Lalleshwari en Sanskrit, sont autant de noms pour représenter les différents visages de cette poétesse indienne du 14ème siècle. Elle vécu à une époque où les tensions se font sentir entre hindous et musulmans, et où une perte de foi se traduit par un besoin pressant du peuple de se retrouver dans la sagesse des éveillés. Le 14ème siècle est une période florissante, et le Cachemire est reconnu depuis déjà plusieurs siècles déjà comme le berceau de nombreuses traditions spirituelles.

Lalla est l’une des rares femmes de la tradition indienne à être reconnue et trouvant encore sa place de nos jours parmi les grands poètes de l’Inde. Originaire du Cachemire, son emplacement géographique lui permit de diffuser sa pensée et son message, tant en Inde du Nord qu’au Pakistan, chaque région la reconnaissant dans leur tradition mystique respective (shivaïsme et soufisme). Elle est en Inde l’une des grandes figures du Cachemire. Le Pandit Anand Koul écrit à son propos que « en plus d’être les paroles d’une femme sainte exprimant des pensées grandes et élevées et des lois spirituelles – courtes, aptes, douces, passionnantes, vivifiantes et enceintes de plus grands principes moraux, ses poèmes sont des perles, des diamants et des gemmes du plus pur rayons sereins de la Littérature du Cachemire ».

Les poème de Lall Ded, ou pour les appelé plus justement, ses « dires » vaaks, ont été transmis oralement dans certaines familles, de générations en générations, jusqu’à aujourd’hui. La littérature du Cachemire, les dictons notamment, trouvent leur source dans ses vers. Au cours des dernières années, Lalla et son ses dires sont largement étudiés, d’un point de vue linguistique, pour la richesse de son Kashmiri ancien, mais aussi pour leur sagesse. Ces deux aspects sont indissociables pour saisir la richesse de ses textes dévotionnels. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le Docteur Barnett et Sir Richard Grierson s’associèrent pour faire la première transcription (1920) des dires de Lalla qui n’existaient jusqu’à lors qu’oralement, suivant les principes de la tradition orale de l’Inde.

Lalla est aussi issue de la tradition du yoga qui existait au Cachemire à cette époque, d’où son nom sanskrit « Lalleshwari » qui signifie « Lalla la yogini ». Figure spirituelle, elle s’inscrit dans la tradition des maitres du Shivaïsme cachemirien autant que dans celle du soufisme. C’est souvent Shiva qu’elle chante dans ses poèmes, et sa vie peut être racontée à travers la dévotion qu’elle lui vouait.

La vie de Lalla est entourée d’histoires et d’anecdotes. Elle serait née entre 1320 et 1325 à Pampour dans une famille de Brahman (la caste des prêtres en Inde). Son père, qui suivait la tradition du shivaïsme cachemirien, aurait été la première source de Lalla vers cette voie. Mariée jeune, elle serait partie vivre avec sa belle famille telles que les règles patriarcales indiennes l’exigent. Elle est alors maltraitée par sa belle-mère (comme le sont d’ailleurs souvent les jeunes épouses qui arrivent dans la famille de leur maris au point que ce thème récurrent de la culture indienne donna lieu à de nombreux chants ou proverbes). L’un des vers de Lalla, devenu un proverbe populaire au Cachemire, dit: 

« Qu’ils tuent une chèvre, grande ou petite, Pour tout repas Je ne recevrais qu’une pierre, Couverte de quelques grains de riz. »

On raconte que sa belle-mère dissimulait une pierre dans le plat de riz pour faire croire aux invités ou à la famille que sa belle fille était faible et feignante. Mais la sagesse de Lalla est chantée, parce malgré les circonstances, elle ne se plaignait jamais. Plus encore, ils sont devenus pour elle un chemin vers Dieu.

Une autre légende raconte que sa belle-mère cherchait par tous les moyens à convaincre son fils de l’infidélité de son épouse. C’est ainsi qu’un jour Lalla tardait à la rivière, car celle-ci pratiquait les asanas (postures de yoga) et les pranayamas (travail du souffle) suivant la tradition des trikas. À son retour à la maison, son mari, fou de rage, lui jeta une pierre qui brisa la cruche posée sur la tête de sa femme. C’est alors que la cruche tomba à terre en mille morceaux, mais que l’eau garda sa forme sur la tête de Lalla. C’est à partir de ce jour qu’elle quitta la maison et partit comme une ascète, une sanyasin, nue, dans les montagnes du Cachemire, déclamant ses poèmes. La poétesse fait souvent référence à des événements de sa vie pour en tirer des adages de sagesse.

« Parfois ils m’accablent de reproches ou m’insultent
Qu’ils suivent donc leurs penchants.
Parfois ils m’adorent et m’offrent des fleurs.
Dans ma pureté,
Je suis indifférente au blâme et à la louange » 

Ce poème fait référence à un évènement où Lalla aurait mis deux écharpes sur chaque épaule. À chaque compliment, elle faisait un nœud à l’épaule gauche, et à chaque critique, un nœud à l’épaule droite. Finalement elle constata à la fin de la journée l’équilibre parfait entre louanges et insultes. Dans le même écho, Lalla écrit que:

« Que m’advienne le bien, le mal,
Mes oreilles n’entendent point et je n’ai plus d’yeux.
Lorsque l’appel d’en haut vient réveiller mon cœur,
Ma lampe s’allume, car il n’y a plus de vent »

Seul Dieu est ultime, et l’opinion du monde est comme une voix qui devient de plus en plus une sonorité d’arrière plan alors que l’être profond se rapproche de l’intimité divine. Le vent rappelle la fluctuation, celle que l’on peut sentir face à la critique ou aux différentes opinions que l’autre porte sur mes actions, causant des moments de doute. La lampe fait référence à la source intérieure, le seul et unique baromètre qui place toujours l’être dans sa juste place: Lalla explique ici que cette lumière doit être le seul guide, et qu’elle ne peut brûler que lorsque je me place en moi-même.

Une large partie des enseignements de Lalla sont déclamés à travers des métaphores accessibles à la population illettrée de son époque. Sont utilisées des images auxquelles tout le monde peut s’identifier, car elle prend soin de ne pas seulement parler des expériences extatiques ultimes, mais une large partie de son corpus est aussi dédié au thème des difficultés de la vie quotidienne à travers lesquelles chacun à la possibilité d’entrevoir la sagesse qui s’y cache. 

Toujours dans cette simplicité, Lalla allait nue, choquant souvent les gens qu’elle croisait. Lal Ded, qui signifie « hanging belly », prend son sens dans les iconographies la représentant : son ventre cachait son pubis, et ses cheveux le reste de son corps. Comme les autres légendes qui courent à son sujet, nous pouvons nous demander si celle-ci a été amplifiée à partir de faits réels, ou bien inventée pour ne pas choquer les religieux ou personnes qui trouvaient indécent d’imaginer une sainte totalement nue.

Lalla vakyani, les dires de Lalla, expriment un message profond. Tant par la composition de ses poèmes, les règles métriques adoptées, ou encore l’utilisation du kashmiri ancien plutôt que le sanskrit créant ainsi une littérature populaire, Lalla est engagé dans une forme de spiritualité la plus directe qu’il soit, au-delà de toute hiérarchie. En effet, contrairement aux Brahmans des hautes castes qui s’exprimaient en Sanskrit dans les textes sacrés, Lalla choisit d’utiliser la langue vernaculaire de son époque, le Cachemiri ancien. Ce choix démontre bien qu’elle ne pensait pas appartenir à une caste particulière, brisant ainsi les règles imposées par ce système, et d’ailleurs elle ne manquait pas de critiquer les éveillés, les prêtres orgueilleux ou encore de blâmer les rituels religieux.

« Certains sont éveillés même dans le sommeil
D’autres, qui se proclament  éveillés,
Sont dans un sommeil profond. »

Pour Lalla, l’accès à Dieu est direct. Il ne dépend pas des connaissances, de la hiérarchie, ou même du lieu. Il est interne et se découvre au coeur de la nudité égotique la plus absolue.

La vie de Lalla reste entourée de mystères : les poèmes ont-ils inspiré les histoires de sa vie ou est-ce la vie de la poétesse qui a bel et bien inspiré les poèmes?  Comme tout prophète ou mystique qui devient l’instrument des dieux, les légendes et les miracles qui sont racontés à leur sujet ne sont pas toujours authentiques. Souvent amplifiées à partir d’événements basés sur leur vie, parfois inventées, ces légendes donnent la preuve du réel pouvoir spirituel qui entoure ces personnes et valide leur enseignement. Tout comme les métaphores utilisées par Lalla dans ses chants, cette tradition imagée permet au peuple de recevoir le message véhiculé par la sainte personne « En fait, bien qu’ils n’aient jamais été vérifiés, ces miracles ont établi la grandeur du saint dans le cœur du peuple » (R.N Kaul 1989 :9). On retrouve les mêmes tendances dans nos cultures occidentales; on peut citer par exemple Jésus et ses paraboles, ainsi que tous les miracles qui furent édifiés autour de sa personne.

Malgré cela, le style si particulier et la présence si forte derrière ses dires ne peuvent que révéler la réalité de la personne unique et inspirée de son époque que fût Lalla. La vérité de sa vie n’est finalement qu’anecdotique, face à l’importance de la sagesse qu’elle a partagé. Avec un sens pédagogique, mais aussi artistique sans conteste, elle sut léguer un enseignement accessible et empli de simplicité, contact direct avec la Conscience, d’une telle manière que 600 ans plus tard ils résonnent encore de vie et de vérité.

La date du décès de Lalla est plus énigmatique encore que sa naissance,  R. Temple propose diverses versions dans son introduction. L’une des histoires miraculeuses, fidèle à son image, raconte qu’alors qu’elle méditait, une flamme sortant de son cœur aurait embrasé son corps, ne laissant rien d’autre derrière elle que ses œuvres poétiques.

À toutes ces femmes fortes qui avancent sur leur chemin, bravant les jugements et les difficultés. Au-delà des femmes, à tous ces êtres qui puisent leur force dans cet archétype féminin qui existe en chacun de nous, homme ou femme, qui nous enseignent de quelle manière la force profonde vient de la vulnérabilité la plus totale. Lorsqu’il n’y a plus rien à prouver, que tout l’être abdique face à la vie et ne peut plus faire autrement que de se laisser porter par elle.

Crédits photo

Image #1 : Stephane Desmeules (yogini matinale à Hampi)

Image #2 : Mariette Raina, (portrait de Angharada)

Image #3 : Mariette Raina (rayons entre les nuages)

 

Bibliographie

Devy, G. N. (1997). “Literary History and Translation: An Indian View.” Meta no. 42 (2): 395–406. 

Kalla, K.L. (1985). The literary heritage of Kashmir. Mittal Publication, Delhi.

Laldyada, G. A. Grierson, et Barnett. (1920). Lalla-vakyani; or, The wise sayings of Lal Ded, a mystic poetess of ancient Kashmir. London, Royal Asiatic society.

Laldyada and R. C. Temple (1924). The word of Lalla the prophetess; being the sayings of Lal Ded or Lal Diddi of Kashmir (Granny Lal) known also as Laleshwari, Lalla Yogishwari & Lalishri, between 1300 & 1400 A.D. Cambridge University Press.

Lallacarya and D. Odier (2000). Chants Mystiques du Tantrisme cachemirien. Paris Seuil.

Marinette Bruno (1999). Les dits de Lalla, XIVème siècle, au Cachemire et la quête mystique Les deux océans.

R.N. Kaul (1999). Kashmir’s Mystic, Poetess Lalla Ded alias Lalla Arifa. S. Chand&Compagny LTD. Ram Nagar, New Dehli.

https://www.ikashmir.net/lalded2/8.html

À propos de Mariette Raina
Anthropologue de formation (diplômée de l’Université de Montréal en 2014, spécialisée en « anthropologie des religions et des spiritualités » ), c’est en parallèle de ses 6 années à l’Université que Mariette étudie le yoga cachemirien et évolue dans les milieux artistiques où elle questionne l’acte de perception, le rapport à l’image, ainsi que le corps en tant que véhicule d’expression, à travers la photographie, l’écriture et la performance. Depuis 2015, elle enseigne la photographie aux Activités Culturelles de l’Université de Montréal. Elle travaille pour Centre Never Apart à Montréal depuis 2016 en tant que rédactrice d’articles mensuels et a collaboré à divers projets, tels qu’une exposition et le livre Age of Union de Dax Dasilva. Ses différentes activités sont liées à la même exploration: la compréhension de l’être humain et de la Réalité.

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Commentaires (3) (Cacher)

  1. Magnifque !
    Merci et bravo
    Seule ma beauté demeure

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