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In spirit: Sphère Temporelle

Notre existence est faite de détails que l’on assemble comme les couleurs d’une peinture, jusqu’à ce qu’un jour on en voit l’image globale. Les mémoires construisent l’histoire de cette vie qui nous définit, ce avec quoi nous nous construisons. Et puis, un jour, si on a de la chance, les opportunités placées sur notre chemin nous montrent que l’histoire n’est peut-être pas si importante. On prend conscience que, des souvenirs, l’on ne retient que certains détails qui s’altèrent avec le temps. Finalement, ce qu’il faut continuer de regarder, ça n’est pas la véracité de certaines mémoires, mais plutôt combien nous y tenons et l’émotion qui les accompagne.

Dans l’ouvrage de la déesse Tripura, le conteur parle d’une contrée lointaine avec un roi. Entendant dire qu’un yogi venait d’arriver dans son royaume, le roi ordonna à ses serviteurs de l’inviter au palais. Le yogi se présente devant le roi, et, sentant que ce dernier est empreint du désir de connaître les secrets de la Réalité, il le fait entrer en transe. Dans cette transe, le yogi fige le temps et emporte le roi avec lui dans un autre monde, une autre vie. Là, le roi ne possède plus ni famille ni fortune. Le yogi ayant disparu, le roi commence par la force des choses à mener une nouvelle vie, avec un nouveau mode de vie simple et une nouvelle famille. Puis un jour, le roi, qui est devenu paysan, rencontre le yogi de nouveau, ce même yogi qui s’était présenté dans son palais 20 ans plus tôt. Le yogi fit alors rentrer le roi dans une nouvelle transe pour le ramener avec lui au moment de leur départ. Ce qui avait duré 1 demie seconde dans une vie, avait durée 20 dans l’autre.

Ce conte enseigne combien le temps est une toile qui se distend, une perspective parmi une autre. Que serais-tu si ta vie était une histoire ?Si tu te réveillais demain matin et que ce, qu’aujourd’hui tu penses être ce qui te définit – ta relation, ton enfant, ton amant, ta maison, ta carrière, tes traumas, ton passé et tes plans pour le futur – n’était en fait qu’une illusion?

On pense que notre monde est important et nous mettons tout en acte pour le défendre. La survie de celui-ci, c’est en fait la survie de notre image de nous-même.

« Le monde prend le visage même de la croyance que l’on projette sur lui. Si tu crois fermement qu’il n’est que vacuité, il t’apparaitra aussi vide que l’espace. Une croyance, à condition de n’être jamais reconnue comme fausse, devient permanente ». (Tripura, 121)

Le voyage pour moi est un apprentissage magnifique de lâcher-prise de l’image, où le passage d’une culture à l’autre oblige à devenir très souple dans nos « identités ». Parfois même, le parfum d’une vie passée dans cet autre pays qui n’est pas le mien ressurgit dans un rêve où tout semble familier comme si j’y avais déjà vécu.

Chaque voyage est un nouveau pays, chaque pays est un monde en lui-même avec sa culture, ses codes et sa langue, où chaque visite est différente. Je ne pars pas en voyage comme un touriste qui s’extrait de sa vie quotidienne pour quelques semaines telle une parenthèse, ni comme une exploratrice en quête de dépassement ou d’exotisme.

Le seul moyen pour bouger si souvent était de m’oublier, de ne plus avoir besoin d’accrocher les différentes expériences et mémoires liées à chaque lieu. Elles n’étaient désormais plus séparées les unes des autres, mais amalgamées dans un déroulement continu, et qui plus est, inévitable. Mais en fait, c’est même plus qu’un déroulement, ce sont des mondes circulaires qui existent en parallèle les uns des autres. Chaque lieu dans lequel je vais, c’est une partie de ma vie qui prend corps, et quand je pars, elle retombe en suspens pendant mon absence et se réactive à mon retour. Comme le dit si bien Alain Daniélou:

« Chacun vit plusieurs vies parallèles. On peut donc faire de tout homme plusieurs portraits discontinus et contradictoires ; il ne faut pas chercher à les amalgamer ».

Je me souviens mes premiers voyages, le choc que le retour créait en moi du fait de ce passage d’un monde à l’autre. Et puis, petit à petit, j’ai intégré le mouvement. Au lieu de me sentir comme une entité qui passait d’un univers à un autre, j’ai compris que c’était juste comme de me déplacer entre les différents quartiers de ma ville.

Souvent en voyage, on se sent différent, on se découvre autrement. Le corps et le psychisme,ayant des instincts de survie très fort, vont s’adapter (plus ou moins en fonction du caractère de la personne) à leur environnement. C’est ainsi que l’on découvre, dans une situation ou une culture, d’autres traits de nous-mêmes que nous ne connaissions pas. Lorsque l’on revient au lieu de vie habituel, la souffrance apparaît souvent lorsque l’on se voit retourner dans nos schémas connus liés à un environnement tellement familier.

Mais la grâce est de regarder combien chaque retour permet de mieux voir de quelle manière chaque mécanisme se réactive, et surtout de les identifier, prendre conscience de là où il me reste encore à travailler sur moi-même. Le voyage, ça n’est pas de partir, mais c’est surtout de revenir. Le voyage du retour a complètement sa place : cet instant où je redécouvre ma vie avec un peu de recul, où je vois mieux ce que normalement je ne vois plus à force d’être le nez collé dessus.

Aujourd’hui, chaque fois que je vais quelque part, je suis totalement là et je me donne à mes activités. Le monde de là-bas disparaît comme dans une brume. Même si je garde le contact avec certaines de mes activités qui traversent elles aussi les continents, il y a cette sensation que ce qui n’est pas là, finalement, n’existe plus. Les voyages m’ont appris une présence sans concession, à intégrer le « là-bas » dans le « ici », et à ne rien économiser. J’ai vu en moi l’habitude de ne pas trop me poser parce que je repars bientôt, ne pas trop faire pour en laisser pour le prochain voyage, remettre à la prochaine visite. Mais finalement, j’ai compris que la prochaine fois n’existe pas. C’est comme de garder une belle robe au placard pour la bonne occasion. Ça ne signifie pas de tout faire, car ce n’est pas l’expérience qui importe, mais la présence. Cela signifie de vivre tout ce qui doit être vécu, chaque décision et chaque mouvement, avec l’intensité de la présence, dans laquelle ni regret du passé ni anticipation du futur n’existe.

Le voyage n’est pas de passer d’un pays à l’autre, mais de vivre. L’intensité ne dépend pas du nombre d’expériences, mais de la présence à soi-même.

“Le temps n’est qu’une illusion, une apparente succession de moments au cours d’un voyage qui font les êtres dans l’éternel présent. À certains instants de la spirale de la vie, nous sommes tout proches d’autres instants passés ou futurs; puis nous nous en éloignons à nouveau. Notre destin est-il prévu, est-il prévisible? Nous le sentons vaguement et pourtant si nous renversons la marche du temps, si nous suivons notre évolution de la vieillesse jusqu’à l’enfance, bien des choses s’éclairent, s’expriment, deviennent logiques, se coordonnent. Le hasard, l’imprévu s’effacent. L’enfant est le résultat de l’âge mûr, l’aboutissement du futur. C’e n’est pas une prédestination, c’est simplement la réalisation d’une réalité fondamentale de la nature du monde. Le temps n’est qu’une illusion. Tous les moments de la vie coexistent dans le substrat divin et merveilleux de l’éternité” (Alain Daniélou, 1981, Prologue : 11)

À la fin du mois de septembre je reprends la route. Mes prochains mots viendront de l’Inde, mes articles des mois à venir vont de nouveau être alimentés par la culture indienne, entre tradition et modernité, les photos et les mots qui vont résonner.
Au programme pour les mois à venir:

  • Kamakhya et le sexe de la déesse
  • Le Bengal et ses contes
  • Bhedaghat, lingams et yoginis
    Et bien d’autres qui vont se construire en chemin… Pour suivre l’avancement et les photos du voyage, RDV sur la page

 

Lectures
Danielou, Alain, 1993. Le chemin du Labyrinthe: Souvenirs d’Orient et d’Occident. Ed du Rocher.
Hulin, Michel (traduction), 1979. Tripurarahasya: La doctrine secrète de la déesse Tripura. Ed Fayard.

Photos par Mariette Raina, Israël & France

Mariette est diplômée d’un master en anthropologie de l’Université de Montréal. Elle enseigne un yoga qui fait écho à la philosophie du Shivaïsme tantrique non duel du Cachemire. Elle voyage régulièrement en Inde pour poursuivre ses recherches sur les traditions ésotériques des Tantras. Mariette est aussi artiste visuelle, employant la photographie notamment comme notes de terrain et exploration des cultures.

marietteraina.com

 

 

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