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In spirit: L’espace du rêve

Dans de nombreuses traditions mystiques, qu’elles soient soufies, tantriques ou chrétiennes, est mentionnée l’importance des rêves, telles des visites de Dieu à son disciple comme on le trouve souvent mentionné dans le MATHNAWÍ de Rumi: “Il rêvait qu’une voix lui venait de Dieu: son esprit a entendu / cette voix qui est à l’origine de chaque cri et de chaque son: qui est en effet l’unique voix, et dont le reste sont des échos” (Rumi, 2011: vers 2105 Livre I).

Les rêves habituels et mondains sont généralement des résidus de notre journée “Nous savons que le rêve n’est rien d’autre qu’un certain arrangement des traces résiduelles (samskaaras) [des expériences passées]” (Pandey 2006: 350 et 531). Néanmoins, si les rêves n’agissent plus comme une poubelle pour vider les expériences de la journée, ils permettent d’accéder à un autre plan. En français, on distingue le mot “rêve” du mot “songe”. Le mot “rêve” sous-entend cet espace personnel où se rejouent les expériences souvent traumatisantes qui ont laissé une marque dans l’individu. Le terme “songe”, lui, est plus proche du demi-sommeil, un espace où le corps, l’image de soi et les défenses habituelles s’endorment, tandis que la Conscience reste éveillée dans son plein potentiel. C’est à ce point que, parfois, le “rêveur” peut accéder à d’autres plans.

Les rêves sont décrits dans la tradition iconographique hindoue, tel que le montre l’un des bas reliefs du mur de Srisailam (Andra-Pradesh, Inde) sculpté entre le 14e et le 16e siècle, où l’on peut voir un yogi dans une grotte, recevant une initiation shivaïte. Ils sont une forme d’initiation à part entière, aux côtés de la pratique et de l’étude intellectuelle. Maheshvarananda, sage qui  vivait aux alentours du 12e siècle, aurait été initié « par une siddhayogini au cours d’un rêve. Il précise d’autre part que cette yogini lui serait apparue dans l’état intermédiaire d’entre veille et sommeil » (Silburn 1968 : 9).

La visite d’une yogini n’est pas à prendre au pied de la lettre. En effet, le corps étant incarné, il percevra et projettera des éléments de sa connaissance du monde objectivé. C’est pourquoi un hindou verra apparaître Siva, un soufi verra un jinn et un chrétien la Vierge Marie. Pour ce qui concerne le yogi, Liliane silburn explique que la yogini qui lui apparaît en rêve n’est autre que la personnification de ses facultés devenues puissances divines. Les Yoginis et siddhas sont souvent mentionnés dans les systèmes trika et krama de la tradition du shivaïsme cachemirien comme étant des formes supérieures initiatrices aux côtés du guru (Flood 1993 : 193; Sanderson 2007 : 329-330;  VBhT : sloka 141). Les yogini font référence aux cinq sens du pratiquant (Silburn 1968 : 54) dans leur état essentiel qui ramènent à la Conscience. Les temples de yoginis – ronds et sans toit – renferment ainsi la symbolique de l’espace interne du corps lorsque celui-ci, désencombré de sa projection duelle de lui-même et du monde, retrouve la liberté des énergies qui peuvent désormais parcourir le corps librement.

« J’entre dans un édifice de pierre circulaire qui semble être un temple, avec une plateforme, circulaire elle aussi, au centre de l’édifice pour s’allonger ou s’assoire dessus. Mon maître m’explique comment placer les offrandes et les bougies autour de la plateforme centrale. “Le plus important, me dit-il, c’est qu’une fois le rituel terminé, tu pourras visualiser le cercle et le réactiver autour de toi n’importe quand”. (rêve : 15 avril 2012)

Dans le rêve, les éléments symboliques marquent une résonance de la personne pour une tradition plus qu’une autre. Parfois, en voyageant dans un nouvel endroit, de nouveaux symboles jusqu’alors inconnus peuvent émerger. En rêve, on peut apprendre par exemple que le temple, dans sa signification interne, est l’espace où l’on active l’enseignement de la voie externe vers la voie interne. L’édifice devient une forme de passage pour mieux actualiser la compréhension profonde et vécue alors que le rituel interne ne nécessite ni lieu ni objet (Pandey 2006 : 492-493). C’est le passage de la sphère exotérique au monde ésotérique. Le maître est ici la figure initiatrice, celui qui transmet, non pas par la connaissance intellectuelle mais par le savoir vivant qui dépasse les mots.

Il y a deux types de famille: la famille biologique et la famille spirituelle. La famille spirituelle est la lignée à laquelle on se rattache le maître qui va (ré)actualiser la trace de cette lignée chez le pratiquant – comme le père d’Abdel Kader le fera avec son fils, l’initiant à la lignée d’Ibn Arabi. Plus tard, lorsque qu’Abdel Kader parle de ses oraisons, il dit que Dieu l’arrache en lui-même:

« J’ai reçu ce précieux verset selon une modalité spirituelle secrète: Allah, en effet, lorsqu’Il veut […] m’enseigner une science ou répondre à une question que je Lui ai posé, a pour coutume de m’arracher à moi-même[…] après quoi Il me restitue à moi-même, muni de ce verset, soulagé et comblé » Abdel Kader (Chodkiewicz, 1982 : 157).

Les formes archétypales sont présentes en chacun de nous, autour de nous, car nous ne sommes pas différents ni séparés. Les rêves se présentent comme des portes sur un autre plan qu’il faut écouter, en gardant à l’esprit qu’il est important de ne pas les analyser. En effet, si aujourd’hui de nombreux livres fleurissent sur l’interprétation des rêves, il faut y voir encore une sécurisation de l’individu qui cherche à contrôler cet espace qui lui échappe. Un rêve ne peut se comprendre que dans la globalité, c’est-à-dire qu’un symbole ne fait du sens que par rapport à l’individu dans tout ce qu’il est, avec son vécu et ce qu’il traverse en ce moment. Un même symbole peut avoir un sens complètement différent pour une personne ou une autre. Si l’on parle du rêve comme forme purement vivante, il est une visite qui dépasse la compréhension et l’appréhension du mental. Ce qui nous en reste au réveil n’est que l’aspect le plus grossier de celui-ci. Ne pas chercher à le comprendre plus que ce qui nous vient spontanément, c’est ne pas le limiter à notre conceptualisation, c’est le laisser vivre.

Les cauchemars aussi ont leur place dans la roue initiatrice, il faut alors sentir au réveil la peur dans le corps: ventre, gorge, cuisses, etc. Ce n’est que par le senti de plus en plus intense et sans défense que le cauchemar va s’éclaircir et se vider de son potentiel émotionnel. Quant au rêve clair, il ne doit pas être accroché. Il faut le laisser vivre, jusqu’à ce qu’il s’épure, comme la présence d’un amant qui nous entoure encore même lorsqu’il nous a quitté au matin. Plus que d’essayer de comprendre les faits qui s’y déroulent, au sortir du rêve il faut se demander : comment est ce que je me sens? L’indication cachée du rêve sera découverte en remontant par le senti plus que par les anecdotes du déroulement de l’histoire de celui-ci. Sensation de clarté ou de confusion, de tranquillité ou de peur. Il faut rester avec celle qui nous visite, et, comme la présence de notre amant, la laisser vivre en nous, autour de nous, jusqu’à ce que d’elle même, elle s’évapore totalement. Parfois un rêve peut vivre autour de soi et continuer de s’actualiser pour toute une journée, une semaine. Un rêve vit, et il faut le laisser vivre par l’écoute.

Dans le rêve, la transmission résonne sans fabrication, au contraire de l’état de veille où une certaine expérience peut être tellement fortement désirée que la personne en vient à la créer inconsciemment. Une forme de lâcher prise vécue en rêve est bien plus importante que le lâcher prise de la vie quotidienne. Parce que le rêve précède, il n’est pas soumis au temps ni à l’espace. Les rêves nous révèlent et il est important de les écouter, sans fabriquer.

Si nos écrits sont souvent teintés de la tradition non-duelle qui trouvent un écho dans plusieurs mystiques, et que, à la manière des textes, certains éléments sont décrits dans leurs formes archétypales, il faut bien comprendre que nous ne tentons pas d’établir une vérité des choses ou de comment les vivre. Ces intuitions qui résonnent partout dans les textes des sages  les révélations sont des voies à explorer comme la présence d’un songe: il faut voir la sensation et l’écho du corps, et se laisser guider par cette mise en vibration qui d’elle-même fait son chemin.

Dans nos articles nous oscillons entre ce qui peut s’apparenter à un travail de recherche plus académique d’un côté et des notes de voyage personnelles de l’autre. La vie est manifestée et multiple, et l’un n’empêche pas l’autre. L’exploration de ce continuum permet de faire résonner la palette colorée des expressions qui se déploient et se manifestent malgré nous d’un mois sur l’autre à chaque parution d’un nouvel article. Il n’y a rien à tenir, rien à comprendre et rien à cristalliser. La vie est un rêve, les choses visibles ne sont que l’aspect grossier des choses subtiles que le corps et l’esprit qui appartient à ce monde matériel ne peuvent comprendre. Alors, il ne faut pas saisir, mais se laisser saisir. Se laisser dévoiler par Dieu lorsque l’intuition devient telle une flamme qui ouvre ce regard entre les deux yeux, jusqu’alors endormie.

Rêves

Je suis enroulée dans ma couverture tibétaine. Un homme me parle. Sa peau brune et les traits de son visage m’indiquent qu’il est indien. Quand il a fini de me parler, il se lève puis s’en va. Je réalise alors qu’il est enduit de cendre, et qu’il est brahman : il vient de me donner un enseignement. (2011)

On me donne le nom des chakras, principaux centres d’énergie. Ce ne sont pas les noms sanskrits, mais un nom secret qui se rapporte à l’utilité de chacun. Je les visite, ce sont des lieux, des paysages que je pénètre et que j’expérimente. Il y a des couleurs, des arbres, des pierres… (2011)

Je rêve de cette femme éveillée, elle est une femme guru.  Son être est comme une lumière incandescente qui ne peut faire autre chose que d’illuminer tout ce que je suis avec mes limitations et mes espaces de compensation. On échange sur de nombreuses questions: sur chaque sujet, je sens qu’elle peut en parler parce qu’elle a l’intelligence verbale tout en en percevant l’essence. Dernière chaque sujet, aussi superficiel soit-il, elle transpir l’espace impersonnel. Je sens l’espace dans son corps et dans son esprit, rien ne laisse de trace, tout est vide dans les mots et le corps. (2015)

Je suis allongé, mes yeux sont fermés. Je suis dans une pièce, il fait noir. Je ressens de la peur, de l’appréhension. Je le sais, « Monsieur Hibou » arrive, il est à la porte. Tout d’un coup la peur disparaît complètement. Je ressens une connexion intense, non négociable avec cette entité. Je commence à sentir une douleur dans le dos, puis elle se dirige vers mes omoplates. Je crie, j’essaie de bouger, la douleur est tellement insupportable. Monsieur Hibou m’arrête. Il se penche sur moi et met son bec dans ma gorge. Je suis témoin de la scène mais je la vis en la regardant de l’intérieur: ma bouche est en même temps l’univers. Il attrape la base de ma langue avec son bec et la tire jusqu’à ce que le dernier lien se brise. Je sens une explosion, une ouverture dans ma poitrine, ma gorge, ma tête. Je peux voire l’univers, l’espace est plein et calme. Le Hibou me dit que désormais le rêve doit continuer à l’état d’éveil, que rien ne s’arrête. Quand je me réveille, je vois dans mon esprit la sculpture de la yogini chevauchant un hibou, celle qui se trouve au musée de San Antonio . (2015)

En rentrant ce soir après la session de yoga, dans la voiture je sombre. Je vois un mot, le mot d’une parole formulée ce soir. Je le vois s’approcher de moi, puis s’agrandir, jusqu’à ce qu’il soit énorme et là, je vois qu’en lui, c’est l’univers que je découvre caché dans celui-ci, comme la bouche de Krishna. J’ai des larmes d’intensité qui montent. Chaque mot porte porte la dynamique de création en lui-même, lorsqu’il n’est pas utilisé de manière mondaine alors tout s’actualise. L’univers y est contenu. (2016)

Dans la voiture vers le séminaire, je pars dans un demi-sommeil. On me dit que lors du séminaire nous allons travailler avec le souffle blanc, c’est-à-dire la matière la plus subtile du souffle. Pour l’actualiser, c’est très simple : lors de l’expiration, mettre son attention sur le souffle, laisser le souffle blanc éthérique sortir du corps dans la diagonale aux narines et laisser la gaine du souffle qui est rougeâtre se diluer dans l’espace à la sortie des narines. C’est avec le souffle blanc que nous allons travailler.  Je sors de mon demi-sommeil. Ce qui me paraissait si clair et évident dans cet espace me paraît maintenant plus complexe. Je me souviens des mots et des indications, mais dès que je les exprime, ils perdent leur sens. Pourtant, je sais qu’ils sont des lignes qui pointent vers quelque chose d’essentiel. Sur ce plan, tout est clair, mais je pressens aussi que sur le plan grossier dans lequel je reviens au fur et à musre que je me réveille, le cerveau limité ne peut accéder à cette compréhension, c’est pour cela qu’il ne faut jamais oublier que l’on parle toujours d’autre chose insaisissable pour l’esprit. Par contre, nous pouvons donner la direction, l’intuition et l’espace de silence en soi, lors du non faire, feront le reste…  (2016)

Des oiseaux et des fleurs. Ils volent, vont et viennent, chez moi, puis dehors. Je sors et our une fois je les suis. Ils sont comme des êtres humains. Nous sommes proches d’un arbre, ’ils me montrent leur monde. Mais je dois fermer les yeux pour ne pas voir où ils vivent. Je mets mes mains sur mes yeux, mais je vois malgré tout. Il faut faire une pose de yoga dans un lieu précis pour que le monde s’ouvre. Il y a deux hommes, l’un des deux se lève, celui qui me fait le plus confiance. Je me plaque contre lui, et là quelque chose explose en moi : je sens la souffrance du monde, de la terre, combien elle est malade. Je pleure, je souffre dans mon corps. Puis le monde s’absorbe et disparaît en moi-même, je sens qu’au lieu d’être dans le monde de souffrance, c’est le monde de souffrance qui est en moi. Je sens le passage très clairement, de moi dans le monde, de moi qui devient le tout et le monde qui existe en moi. Avec mon être tout entier, je mange le monde: la tristesse et la souffrance se consument alors, l’intensité brûle tout. Je me plaque sur l’homme, je nous plaque contre le mur, et par l’intensité, nous traversons le mur, nous passons dans un autre monde, un autre plan… ensuite je ne sais plus… je me souviens seulement que j’apprends à traverser les mondes, dont la posture de yoga et l’intensité sont la porte. Tout meurt dans mon être, il n’y pas de monde, pas de souffrance. Il n y a que le Soi dans lequel tout apparaît, et tout se résorbe, se meurt… (2016)

Ouvrages Consultés

Chodkiewicz, Michel, 1982. Abd- el-Kader : Écrits spirituels. Paris : Éditions du Seuil, Sagesses.

Flood, G.D. (1993). Body and Cosmology in Kashmir Saivaism. San Francisco: Mellen Research University Press

Mallasz, Gitta, (1976). Dialogue avec l’ange. Ed. Aubier

Pandey K.C. (2006). Abhinavagupta, an Historrical and Philosophical Study. Varanasi : Chaukhamba Amarabharati Prakashan.

Alleyne Nicholson, Raynold [traducteur] (2011). THE MATHNAWÍ OF JALÁLU’DDÍN RÚMÍ. Ed. Poetry Soup, version pdf.

Sanderson, Alexis  (2007) “The Saiva Exegesis of Kashmir,” pp. 231–442, in Dominic G. et André P. (éd.) (2007). Mélanges tantriques à la mémoire d’Hélène Brunner, Pondicherry: Institut Français Collection Indologie de Pondichéry/École française d’Extrême-Orient no. 106 p. 231-442.

Silburn, L. (1961). Le Vijnana Bhairava. Paris : E. de Boccard.

____ (1968). La Maharthamanjari de Mahesvarananda ». Paris : E. de Boccard.

 

 

Références Iconographiques

 

Yogi dans une grotte, recevant une initiation en rêve. 

L’initiant du rêve ayant un trident, nous piuvons savoir qu’il vient d’une lignée shivaïte.

Mur de Srisailam, Andra-Pradesh, India., entre le 14è et 16è siècle.

 

 

Yogini chevauchant un hibou, Inde, Uttar Pradesh, Kannauj, ca. 1000-1050 CE

Sandstone, 86.4 x 43.8 x 24.8 cm | San Antonio Museum of Art.

Photos par Mariette Raina, photographie analogue Noir et Blanc.

Modèles par ordre d’apparance : Liv Sage | Eva | Enbydea | Sarah Boutin

Mariette est diplômée d’un master en anthropologie de l’Université de Montréal. Elle enseigne un yoga qui fait écho à la philosophie du Shivaïsme tantrique non duel du Cachemire. Elle voyage régulièrement en Inde pour poursuivre ses recherches sur les traditions ésotériques des Tantras. Mariette est aussi artiste visuelle, employant la photographie notamment comme notes de terrain et exploration des cultures.

marietteraina.com

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