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Je pense que mon cerveau est en morceaux

Écrit par

Collective Culture
février 4th, 2021

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Comment la Covid-19, la quarantaine, l’isolement, la violence anti-Noirs et le terrorisme suprémaciste blanc m’ont menée au bord du gouffre
Par : Mouna Traoré
Édition : Jazmin Batey
Note:
Je lutte contre la dépression et l’anxiété depuis que je suis toute petite. Ma mère est atteinte de schizophrénie et de dépression, et plusieurs membres de ma famille vivent également avec des diagnostics relevant du spectre de la schizophrénie. Je n’ai jamais été formellement dia-gnostiquée ou évaluée, mais plusieurs thérapeutes et médecins ont décrit mes symptômes en utilisant des termes comme dépression et anxiété. Je ne suis pas une professionnelle de la santé mentale et mon intention est tout simplement de partager ouvertement mon expérience et d’offrir quelques conseils sur la manière de faire face à des difficultés similaires en matière de santé mentale.

L’année 2020 était censée être mon année. L’année où tout me réussirait. En janvier 2020, je suis partie vivre à Los Angeles, réalisant enfin mon rêve d’être actrice à Hollywood (reste à voir ce que cela signifie mdr). J’ai travaillé comme actrice à Toronto pendant plus de dix ans et j’ai participé à de nombreuses pro-ductions cinématographiques et télévisées (The Umbrella Academy, Self Made: Inspired by the Life of Madam CJ Walker, American Gods, etc.). Dès le début de ma carrière, ma stratégie a été d’enrichir mon CV et de me créer une base avant d’essayer de « réussir aux États-Unis ». L’an dernier, j’ai finalement décidé de faire le grand saut; j’ai obtenu mon visa américain et j’ai même convaincu mon compagnon (qui vit à l’étranger et est également acteur) de me suivre dans cette aventure. Nous allions nous jeter dans la gueule du loup et prendre notre carrière et nos relations de plein fouet, sans manquer une seule occasion.

Nous avons passé les deux premiers mois de notre séjour en Californie à chercher l’appartement de nos rêves. Le plan étant de rester à Los Angeles entre trois et cinq ans, nous avons donc choisi un endroit idyllique où nous pourrions évoluer et nous faire un foyer. Nous avons signé le bail, sans nous douter que, plus tard dans la journée, l’Organisation mondiale de la santé allait déclarer que la crise COVID-19 était une pandémie mondiale.

Comme tout le monde, nous ne pouvions pas prédire l’ampleur de cette crise mondiale inédite. Je voyais mes ami.e.s canadien.ne.s s’enfuir de Los Angeles, mais mon instinct me disait de rester — j’étais destinée à être ici. Nous avons décidé de rester dans notre nouvelle maison et de nous abriter sur place, en espérant que les restrictions de quarantaine et le confinement seraient de courte durée. Mais à mesure qu’arrivaient davantage d’informations sur le virus, son taux de transmission et ses effets mortels, il est devenu évident que les choses ne reviendraient pas à la normale de sitôt.

Au début de notre quarantaine, j’étais déterminée à établir une routine quotidienne. J’avais un coin de méditation, une petite station d’entraînement merdique dans notre garage, nous faisions des randonnées et allions courir quotidiennement pour rester actifs. Après que les interdictions de voyager et le confinement aient été prolongés indéfiniment, une peur existentielle et un désespoir implacable se sont installés en moi. Il m’est devenu plus difficile de maintenir notre routine. Je passais parfois des jours entiers au lit, anxieuse et terrifiée par l’inconnu. Même en étant consciente de mon privilège face à mon niveau de confort et ma situation, j’étais immobilisée par la tristesse, l’anxiété et le stress. J’avais peur pour ma famille et mes ami.e.s et j’étais profondément chagrinée pour les millions de personnes vulnérables dont la souffrance ne ferait qu’être exacerbée par ce nouveau virus.

 

En mai, après le meurtre de George Floyd, la routine que j’avais essayé de mettre en place s’est complètement évaporée. J’ai fait une pause côté carrière et j’ai cessé de passer des auditions — cela me semblait n’avoir aucune importance face à une telle injustice. Je vivais au lit ou sur le canapé, hypnotisée par l’orgie de violence voyeuriste diffusée chaque seconde sur les médias sociaux et aux actualités. Des images et des vidéos épouvantables de violence anti-Noirs, de brutalité policière et de fonctionnaires gouvernementaux renforçant le racisme et l’oppression systémiques. Je me suis sentie obligée de me tenir au fait de tout ce qui arrivait aux personnes noires du monde entier. J’avais l’impression de ne pas faire ma part si je n’étais pas témoin de chaque image, de chaque vidéo, de chaque entrevue, de chaque article d’opinion. Une rage et un dégoût brûlants suintaient de chaque pore.

J’ai complètement cessé de dormir lorsque le gouvernement fédéral a déployé des troupes de la Garde nationale pendant les manifestations et a inondé les rues de Los Angeles de policiers armés. Subitement, notre quartier semblait être un environnement hostile. Je voulais désespérément me joindre à la foule, mais ma peur de contracter le COVID-19 m’a empêchée de sortir. J’avais décidé de rentrer chez moi et de voir ma famille, et j’étais déterminée à assurer leur santé. Pendant plus d’une semaine, les Angelins ont sans cesse entendu le son des sirènes et des hélicoptères. Je me réveillais en panique à cause du bruit ou après un rêve violent. J’avais de la chance si j’arrivais à obtenir une heure ou deux de sommeil, aussi agité qu’il ait pu être.

 

Lorsque je suis rentrée à Toronto en juin, j’étais dans un sale état. Pour ma famille, il était très clair que je vivais une grande détresse. J’avais du mal à formuler des phrases ou à compléter mes pensées. Je tremblais, je paniquais et je pleurais constamment. Mes amie.s et ma famille m’ont encouragée à parler avec quelqu’un et j’ai eu la chance de rencontrer une conseillère en ligne qui offre ses services aux femmes noires. Elle a rapidement identifié mes symptômes comme une réponse au traumatisme et au stress liés à la pandémie ainsi qu’à la violence anti-Noirs, à l’injustice raciale et au terrorisme suprémaciste blanc. Elle m’a conseillé sur la manière de changer mes schémas de pensée, afin de pouvoir reprendre le contrôle de mes pensées avant de sombrer dans le désespoir. Le fait de pouvoir identifier et contourner mes schémas de pensée compulsifs et obsessionnels m’a apporté un certain soulagement. Au bout de quelques semaines, j’ai fini par retrouver le sommeil.

Mon séjour à Toronto, dont la durée prévue était de trois semaines, a finalement duré six mois. Pendant cette période, je me suis progressivement sentie à nouveau moi-même. J’avais encore des symptômes de traumatisme et de dépression, mais je les gérais. Mon petit ami (qui a également la citoyenneté canadienne) est venu au Canada pour que nous puissions être ensemble et réévaluer nos projets de vie. J’ai même obtenu quelques petits rôles, ce qui m’a donné un regain d’énergie et une motivation pendant mon séjour. Cependant, ma capacité à faire face au contexte en constante évolution de la pandémie a fluctué autant que mon volume de travail. En novembre, le temps froid et le nombre croissant de cas positifs de COVID-19 en Ontario m’ont fait sentir de plus en plus seule. Le lugubre changement de saison m’a fait replonger dans une dépression, me sentant plus désespérée que jamais.

À la fin de l’automne dernier, j’ai miraculeusement décroché un rôle à l’extérieur de la ville. Pour ce projet, j’étais dans une ville inconnue, vivant seule dans un appartement et plongée dans un environnement de travail exigeant et très social. La production était conforme aux protocoles de sécurité COVID-19 de l’ACTRA (Alliance of Canadian Cinema, Television and Radio Artists), mais j’étais encore extrêmement angoissée à l’idée d’être entourée de vastes groupes de personnes, de la possibilité de contracter le virus et de devoir être sociable. Même si je comprenais ce qui m’attendait, je n’étais pas préparée à la façon dont mon corps et mon esprit allaient réagir à ce changement soudain après des mois de carence sociale. Être sur le plateau toute la journée, tous les jours, équivalait à une surcharge sensorielle ! Le travail que j’aimais était maintenant éprouvant et stressant. De plus, je souffrais profondément de l’absence de ma famille et de mon petit ami. Sans le sentiment de sécurité que mes procuraient mes proches, j’étais complètement désorientée. Ne vous méprenez pas, j’étais reconnaissante de pouvoir travailler, mais à vrai dire, j’étais dépassée. J’ai essayé de garder le moral, mais j’avais l’impression de devoir faire comme si tout allait bien, comme si les sept derniers mois n’avaient pas eu lieu.

 

Je pense que je croyais pouvoir faire mon travail comme si mon traumatisme, ma dépression et ma fatigue ne m’accompagnaient pas. Je m’étais peut-être convaincue que ce travail était le parfait antidote à mes problèmes. En réalité, mon cerveau a cessé de fonctionner et tout ce qui m’arrivait a été multiplié par dix. Quand je dis que j’étais une épave, je veux dire que je tombais en gros morceaux, que je fondais en larmes dans ma roulotte et mon appartement chaque nuit. Parce que je n’allais pas bien. Ma mémoire à court terme avait pratiquement disparu. Je ne pouvais absolument plus me souvenir de rien ni mémoriser quoi que ce soit, ce qui est un cauchemar pour une actrice. Et une fois de plus, comme durant l’été, j’ai eu de plus en plus de mal à communiquer et à m’exprimer. Plus je stressais et plus j’essayais, plus ma mémoire et mon élocution se détérioraient. J’ai également cessé de dormir, ce qui a aggravé la situation. J’étais un sale tourbillon de stress et d’indigestion. Je ne pouvais m’empêcher de me demander si j’avais le cerveau brisé, parce que son fonctionnement était différent en tout point de ce qu’il était l’année précédente.

 

Je ne suis pas une scientifique (même si j’en ai joué une à la télévision). Je ne sais pas ce qui m’est arrivé exactement, mais l’impression de cerveau embrumé et la perte de mémoire n’ont pas disparu. Au début, j’étais terrifiée. Toutes les personnes qui me connaissent savent que j’adore parler. Avant, les idées et les mots étaient toujours à ma portée, comme un fruit suspendu à une branche devant moi. Je dois maintenant faire un effort acharné pour atteindre la plus haute branche, rien que pour trouver un mot bien mûr. Et pourtant, il m’arrive encore souvent de cueillir quelque chose de meurtri ou un mot dont je ne veux même pas. Le sentiment de ne pouvoir décrire ou communiquer quelque chose est extrêmement frustrant.

 

Les conseils que j’ai à donner à toute personne confrontée à des problèmes de stress et de traumatisme du même ordre sont limités — je continue d’apprendre ce qui m’arrive et de découvrir ce qui améliore mon expérience au fur et à mesure que je guéris et que je me rétablis. Voici quelques stratégies que j’ai utilisées pour traverser cette période merdique :

 

Reconnaître ses symptômes

Avoir réussi à identifier mes symptômes et à prêter attention à mon état émotionnel m’a permis de gérer mon stress et mon anxiété. Au lieu d’ignorer mes symptômes et de les laisser proliférer, j’ai dû admettre que je nallais pas bien. Les symptômes d’anxiété et de stress se manifestent différemment chez chaque personne et c’est pourquoi je vous suggère de consulter un.e spécialiste de la santé mentale ou de trouver une ressource de confiance en matière de santé mentale.

 

Trouver de laide

Pour moi, demander de l’aide a fait toute la différence. M’appuyer sur mes amis et ma famille, rechercher le soutien des professionnels de la santé mentale et trouver une communauté ont été essentiels à mon progrès. Partager mes luttes m’a permis de me rapprocher des autres de manière authentique et de me sentir aimée malgré mon état émotionnel. Cela m’a permis de surmonter le sentiment d’isolement et de me rappeler que je n’étais pas seule.

 

Protéger sa paix

Afin de protéger ma paix, j’ai dû contrôler ma consommation médiatique. Il a fallu que je limite la quantité de nouvelles que je lisais et mon usage des médias sociaux et que je choisisse prudemment le moment de la journée où faire ces choses. J’ai également abandonné ou mis en sourdine les comptes qui pouvaient déclencher en moi un traumatisme et je me suis abstenue de lire les commentaires écrits en réponse à des publications politiques (c’est là que vivent les trolls).

 

Privilégier la joie

Je sais que cela peut paraître banal, mais il est essentiel de prendre soin de soi. Avant de faire quoi que ce soit, je m’assure de me connecter avec moi-même et avec le monde qui m’entoure. Même si j’ai parfois du mal à le faire, je trouve que lorsque je commence ma journée avec un sentiment de gratitude et d’intention, mon expérience émotionnelle est généralement meilleure. J’essaie également de trouver le temps de faire les choses que j’aime et qui me rendent heureuse. Si vous avez du mal à savoir par où commencer, rappelez-vous des choses que vous aimiez dans votre enfance.

 

cher prise

C’est bien entendu plus facile à dire qu’à faire, mais lâcher prise face à la pandémie et me défaire de toute idée préconçue m’a également procuré une certaine sérénité. Parce que cette expérience est sans précédent et que le virus lui-même ne cesse de changer, adopter une attitude plus ouverte, plus flexible et plus compatissante m’a enlevé une sacrée pression. Lorsque j’ai fixé mes intentions pour 2021, j’ai voulu être en phase avec tout ce qui se passerait, ne faire aucun plan et accepter chaque version de moi-même qui se manifesterait. Le fait d’être réaliste et de gérer mes attentes vis-à-vis de moi-même, de ma carrière, de mes relations et du monde m’a aidée à me sentir plus ancrée dans ma vie.

Si vous ou l’un de vos proches êtes aux prises avec l’un des problèmes que j’ai mentionnés, je vous encourage fortement à aller chercher l’aide professionnelle dont vous avez besoin. Je suis consciente que toutes les personnes n’ont pas accès à des services de santé mentale ou ne peuvent pas se les payer, c’est pourquoi je vous invite à consulter les liens suivants :

What’s Up Walk-In (Toronto, en anglais seulement)

1-866-585-6486

Black Mental Health Canada (Ontario, en anglais seulement)

1-888-220-2510

Therapy for Black Girls (en anglais seulement)

https://therapyforblackgirls.com/

Jeunesse, J’écoute

Envoie le message texte PARLER au 686868

https://jeunessejecoute.ca

South Asian Therapists.org (en anglais seulement)

https://southasiantherapists.org/

La Fondation LifeLine Canada (TLC) et l’application LifeLine

https://thelifelinecanada.ca/

 

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