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La valse des mots

Écrit par

Laurent Maurice Lafontant
novembre 6th, 2020

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Tout simplement Noir

Réalisé par Jean-Pascal Zadi et John Wax, le film Tout simplement Noir raconte l’histoire d’un acteur raté qui décide d’organiser une grande marche à Paris pour protester contre le racisme envers les Noir.es et leur sous-représentation dans les médias. Le processus d’organisation va amener notre protagoniste à rencontrer différentes célébrités françaises noires; acteurs, humoristes, activistes. Son parcours lui révèlera que même si tout le monde est d’accord avec son idée principale, le fait que chacun ait sa propre conception de ce que représente l’identité noire (à cause de son genre, de ses origines africaines ou antillaises, de son statut social) rend difficile une cohésion entre les divers groupes. Le film aborde également les rapports teintés de préjugés entre communautés noires et autres groupes racisés comme avec les Arabes et les Juifs. Bien que tout ce monde soit victime du racisme instauré par le système occidental blanc, les gens ne parviennent pas à se mettre d’accord et chacun tire ses privilèges de ce même système pour chercher à se placer au-dessus des membres d’un autre groupe. 

Le titre du film Tout simplement Noir fait particulièrement référence à une scène où une femme blanche, lors d’une visite au musée, utilise le mot « Black » pour parler du protagoniste noir, et que celui-ci l’invite à dire « Noir », lui expliquant que ce mot n’est pas péjoratif, qu’il n’y a pas de gêne à l’utiliser et qu’il faudrait dire les choses telles quelles. Pour une mise en contexte, en France, le terme « Black » est entré dans le langage courant dans les années 1980 pour parler des personnes noires, tendant à remplacer le mot « Noir ». Importé des États-Unis par les mouvements anti-racistes en France, «Le terme ‘Black’ fait référence au mouvement noir-américain pour l’application des droits civiques. Alors que ‘Black’ était considéré comme dépréciatif, il est devenu le symbole d’une revendication et l’expression d’une fierté» [1]. La culture hip-hop américaine qui influencera et inspirera les populations noires et racisées en France servira de support à la diffusion du mot. Ainsi, le qualificatif « Black » sert à rendre les personnes noires plus « neutres », plus acceptables en les déconnectant de l’histoire coloniale esclavagiste et de ses traumatismes. Pour citer les mots de Maboula Soumahoro, spécialiste de la diaspora africaine « Quand on dit ‘Black’, c’est une certaine forme de Noir: c’est un Noir cool, évolué, civilisé. C’est un Noir désirable, qui a la puissance culturelle états-unienne. Ce n’est pas le tirailleur sénégalais, le sans-papiers africain, la doudou » [2]

Comme on peut constater, l’emploi du mot anglais « Black » est utilisé pour évacuer le passé réputé trop douloureux ou complexe (colonisation, esclavage) et la question du racisme actuel vécu par les peuples noirs. En outre, faire appel à une autre langue permet d’accentuer la mise à distance de sa propre histoire. Dire le mot dans une autre langue, c’est avoir l’impression de ne pas évoquer sa véritable signification, c’est ne pas rappeler que dans le contexte français, la couleur de la peau a été au cœur d’un système mis en place pour discriminer et déshumaniser des individus.

Affiche Tout simplement Noir

Personnellement, le malaise qu’on peut éprouver en prononçant un mot, je l’ai connu avec celui de « masisi », qui signifie « tapette » ou « fif » en créole haïtien. Alors que, dans le cadre des activités du GRIS (organisme communautaire qui démystifie l’homosexualité et la bisexualité dans les établissements scolaires), j’intervenais dans une classe secondaire majoritairement constituée d’élèves d’origine haïtienne à Montréal, j’avais énoncé le mot « masisi » pour parler de l’intimidation que j’ai vécue durant mon adolescence. Tout de suite, les élèves se sont mis à rire. Réaction que je n’avais pas anticipée. Cela m’a replongé dans mon expérience au secondaire pendant quelques instants. Pour mettre un terme à l’aspect comique du mot pour ces élèves haïtiens, je leur ai dit que c’est comme si des Blancs les traitaient d’« esti de Nègre ». Leurs réactions ont immédiatement changé après la remarque. Je me souviens même du regard colérique qu’affichait un étudiant en disant qu’il frapperait la personne qui l’insulterait de la sorte. Depuis cette expérience, j’évite parfois de prononcer le mot « masisi » dans une classe avec des élèves d’origine haïtienne, de crainte que cela déclenche des rires, fasse resurgir de mauvais souvenirs et accentue mon inconfort. Je choisis alors quelque fois d’utiliser plutôt un terme québécois, « tapette » ou « fif » tout dépend de comment je me sens sur le moment. 

Utiliser une autre langue, en l’occurrence le français du Québec, permet de diminuer l’impact de la violence et d’amorcer un dialogue. Toutefois en disant le mot dans cette autre langue, j’ai réalisé que cela permettait aux élèves d’origines haïtiennes de ne pas prendre complètement la mesure de la violence du mot haïtien qu’ils utilisent. C’est comme lorsqu’ils voient des personnes blanches leur parler de l’homosexualité, cela ne les « choque » pas autant que lorsqu’ils voient un gai qui est haïtien comme eux. Surtout lorsqu’on sait que dans ladite communauté, l’homosexualité est souvent présentée comme une « maladie de Blancs ». C’est pour cela que je n’ai pas cessé complètement de prononcer le mot « masisi » devant les élèves haïtiens, pour que ces dernièr.es comprennent réellement que le mot me blessait et m’ostracisait. 

Actuellement, je suis le coordonnateur général du festival Massimadi, un nom qui reprend deux termes du créole haïtien « masisi » et « madivinèz » (l’équivalent de gouine pour les femmes). Évidemment, le nom Massimadi est la réappropriation des deux mots péjoratifs pour redonner de la fierté aux individus et encourager leur affirmation de soi. Le nom du festival n’a pas été imaginé par une personne haïtienne, mais par une Rwandaise, qui n’avait donc pas le même vécu par rapport à la charge négative de ces mots. D’ailleurs les non-Haïtiens que je rencontre trouvent toujours ce terme sympathique – enfantin, rigolo, etc. Ces personnes peinent à comprendre le poids de l’exclusion sociale qui accompagne cette dénomination qui les fait sourire. Pourtant, en 2016, le nom du festival a soulevé en Haïti un véritable tollé, y compris de la part de certaines personnes gaies qui jugeaient que ce terme a été trop sali pour être récupéré. Et ce même si l’organisme haïtien Kouraj, qui milite pour les droits des homosexuels, revendique la réappropriation des termes « masisi », « madivinèz » et « makomè », choisissant de rassembler la communauté LGBT en regroupant ces trois termes sous l’emblème de « communauté M ». En Haïti, certaines personnes LGBT, généralement celles qui appartiennent à une classe plus aisée, préfèrent les mots occidentaux tels que « homosexuels » et « gais », alors que dans les pays occidentaux, « homosexuel » semble souvent être désuet puisqu’il renvoie au milieu scientifique et médical qui discriminait les personnes LGBT. À Montréal, plusieurs personnes noires de la communauté LGBT rejettent le terme « gai », trop occidental et « blanc », et préfèrent le mot « queer », perçu comme plus inclusif. 

Les mots évoluent et se transforment en fonction des cultures et des sociétés, des époques et des contextes socio-politiques ou géographiques. Les mots sont riches d’histoires et renferment nombre de paradoxes. Un même mot peut provoquer un rire, une douleur, une tristesse, un choc, un traumatisme. Les mots affaiblissent et raffermissent tour à tour. Même le mot « nigger », lointain dérivé du latin « niger » (« noir »), était jadis un mot neutre, à l’instar du mot « nègre ». Bien qu’il ait été utilisé pour décrire les peuples noirs, il pouvait, dans la première moitié du 19e siècle, être l’équivalent de « dude » (gars) parmi les « mountain men » qui pratiquaient le commerce de la fourrure dans les Rocheuses, et il ne référait pas seulement aux hommes afro-descendants. En Haïti aussi, le mot créole « neg » veut dire tout simplement « homme » et est appliqué à tous les hommes peu importe leur couleur de peau. C’est le racisme anti-noir qui a rendu le mot « nigger » péjoratif et l’a transformé en « N-word ». Et le mot a eu sa plus forte connotation négative non pas forcément durant l’esclavage, mais après l’abolition, comme pour dire aux personnes noires que même si elles n’étaient plus dans les champs, elles demeuraient des esclaves et que, socialement, elles ne se débarrasseraient jamais de leur couleur de peau.

Rendre un mot tabou, c’est aussi passer sous silence une partie de son histoire. C’est rendre un mot prisonnier d’une époque, d’un contexte. Le tabou, c’est ce qui m’a privé de connaître mon orientation sexuelle, tellement le mot qui lui était associé était considéré comme sale. Une réalité que la société refusait d’abord, et que l’ignorance a transformée, au mieux, en un objet de « comédie ». Ce même tabou a nié l’existence des personnes décédées du sida dans ma famille. Encore aujourd’hui, les non-dits me privent de connaitre toute mon histoire familiale, à cause de la gêne qui peut être liée à une ascension sociale mal assumée. Chacun transporte ses plaies et cicatrices et les transmet de génération en génération. Trop accoutumé au silence, on perd un peu de nos origines en effaçant à jamais des pans de notre histoire. Nos identités deviennent alors prisonnières des termes, générés par l’oppresseur quel qu’il soit, comme « masisi », « pauvre », « noir », « misère », autant de mots qui évoquent la honte qu’on cherche à fuir. 

Photo du film Tout simplement noir

Comme on peut le voir dans le film Tout simplement Noir, depuis quelques années, des Noir.es militant.es français.es cherchent à mettre fin à l’emploi du mot « Black » et encouragent l’utilisation de « Noir » : «le problème, ce n’est pas le mot, c’est la chose, poursuit le sociologue Eric Fassin. Autrement dit, ce qui pose problème, c’est la manière dont les gens sont traités. Mieux vaut la nommer que la taire, ou que l’euphémiser.» [3] Dans les sociétés post-colonialistes, alors que tout le monde craint de se faire étiqueter comme raciste, y compris tous les Trump de ce monde, beaucoup de Blanc.he.s prétendent agir comme s’ils/elles/iels ne percevaient pas la couleur de l’autre – comme s’il suffisait de révéler qu’on voit une couleur pour devenir raciste! Sauf que le racisme fait partie intégrante de la société et le malaise face à l’utilisation du mot Noir.e en est déjà un puissant révélateur.  

Cet inconfort par rapport au mot « Noir.e » est aussi une réalité à Montréal. Souvent, une personne serait gênée d’utiliser la couleur de peau pour décrire une personne, même si cet adjectif faciliterait les choses dans certains cas. Je pense à cette fois où une cliente, dans un magasin où je travaillais, me désignait une collègue plus loin et se lançait dans des descriptions superflues, puisque la personne en question était noire et que les autres à côté d’elle ne l’étaient pas. Il était évident que si elle avait dit « la dame noire », j’aurais tout de suite su de qui elle parlait. Cette gêne était en quelque sorte hypocrite parce qu’il était impossible qu’elle n’ait pas remarqué la couleur de peau de ma collègue. Je conviens que si l’objectif est de décrire une personne, on ne peut se limiter à la couleur de peau, mais dans certaines circonstances, il est évident que la personne voit la couleur et évite de révéler qu’elle l’a vue la couleur à cause du tabou et du racisme ambiant dans la société. Surtout qu’en l’absence de personnes noires, les Blanc.he.s n’hésitent pas à mentionner la couleur. Ainsi, une amie m’a révélé que quand j’appelais chez elle, j’étais pour sa famille son « ami noir » (du moins durant la première année). Des collègues ou connaissances qui se vantent de ne pas voir la couleur de personne font constamment référence à ma culture haïtienne ou à ma communauté. Ces dernier.es veulent sans doute dire qu’i.elle.s « ne font pas de différence », pourtant leurs comportements rappellent qu’i.elle.s en font souvent une.

À l’heure où le débat sur l’utilisation du mot « nègre » ou du « N-Word » en anglais fait rage, force est de constater que ce n’est pas tant le mot qui est problématique que la réalité et l’histoire attachée à ce mot. Comme cela a été rappelé plus haut, en créole haïtien, le mot « neg » (« homme ») n’a rien de péjoratif. Par contre, le mot « nwa » (« noir ») peut être négatif parce qu’en Haïti, le colorisme est très fort. Un Noir au teint un peu plus pâle est privilégié par rapport au/à la Noir.e à la peau foncée. C’est dans ce contexte que dire à une personne « ou nwa » (« tu es noire ») est une insulte. Le mot « chabon » (« charbon ») est même utilisé comme injure envers les personnes qu’on juge trop noires. Tant que les discriminations envers les personnes noires existeront, tant que le racisme sera une réalité quotidienne, il n’y aura pas de « bon terme » pour en parler. Qu’importe le mot qu’on utilise, la réalité de l’histoire finit par nous rattraper. « Nègre », « noir », « personne de couleur », « communautés culturelles / ethnoculturelles », « diversité », « racisé »…! Aucun de ces termes ne satisfait pleinement personne. Chacun fait son temps puis finit par être remplacé. On cherche de nouveaux mots pour échapper au passé, à la douleur. Mais le tabou et l’inconfort par rapport à l’histoire demeure. On reproche aux mots de ne pas suffire à bien définir la réalité qu’ils sont censés désigner, d’être péjoratifs, rabaissants, trop vagues, trop imprécis, trop inclusifs, trop exclusifs… Comment un mot pourrait-il faire l’unanimité lorsqu’il s’applique à d’innombrables cultures et communautés? Le fait est que l’identité noire a été créée par l’homme blanc avec son idéologie raciste. Il a désigné différents peuples et cultures africaines sous un mot unique de « nègre » pour en faire des esclaves ou des peuples soumis. Coupées de leurs cultures, n’ayant pas eu le droit de s’auto-définir pendant des siècles, les communautés noires restent prisonnières de ce regard de l’homme blanc. 

Modèles noirs, regards blancs

Le documentaire Modèles noirs, regards blancs réalisé par Aurélia Perreau et Élise Le Bivic questionne la place des Noir.es dans l’art et la culture (tableaux dans les musées, cinéma, médias divers). Plusieurs personnes évoquent la façon dont les représentations des Noir.es dans les médias en général les ont marquées de par leurs aspects réducteurs, moqueurs, dégradants. Même lorsque certaines images positives, marquent l’esprit, c’est souvent parce qu’elles se démarquent du lot celles négatives. Ce qui frappe dans ces circonstances, c’est qu’en tant que personne noire, on a tellement rarement l’opportunité de se voir représentée que le peu de fois que cela arrive, il y a facilement un sentiment de frustration dû aux hautes attentes de perfection. En raison de cette invisibilité, il y a souvent quelque chose à redire, parce que la représentation n’est pas aussi parfaite que l’on souhaiterait. 

Dans le documentaire Modèles noirs, regards blancs, l’auteure du livre Trop Noire pour être française, Isabelle Boni-Claverie, et ses deux enfants visitent le musée de Louvre et tombent sur l’unique portrait d’une femme noire, intitulé « Portrait d’une femme noire », autrefois nommé « Portrait d’une Négresse ». Dans le descriptif du tableau, on apprend que le nom de femme en question est Madeleine. La mère est contente de voir ce tableau, mais elle ne peut s’empêcher d’être aussi déçue. Elle reconnait l’aspect féministe de cette œuvre, peinte par l’abolitionniste Marie-Guillemine Benoist pour célébrer l’émancipation des personnes noires. La peinture représente la femme avec justesse. Toutefois, Isabelle Boni-Claverie est dérangée par le sein exposé, qui, selon elle, met l’emphase sur la nudité du modèle et non sur la personne. Et quelle que soit l’époque, le titre réduit la femme à sa couleur de peau. Le titre du tableau permet à Isabelle Boni-Calverie d’avoir une discussion avec ses enfants. Elle demande à sa fille comment elle se sentirait si on la nommait « petite fille marron », pour bien lui faire comprendre la façon dont son individualité peut (ou non) être reflétée dans un nom. Puis c’est au tour du fils de l’interroger sur la signification du mot « Négresse ». Elle lui explique que ce terme désignait autrefois les personnes noires, mais qu’aujourd’hui, il est raciste. À noter que le titre a été rectifié seulement en 2019, à l’occasion d’une exposition au Musée d’Orsay, pour devenir « Portrait de Madeleine ».

Comment toutes les femmes noires, si différentes, peuvent-elles se reconnaitre dans cet unique portrait datant de l’époque colonialiste ? N’est-ce pas réduire les millions de femmes noires à leur couleur de peau, au statut d’esclave – même affranchie? En tant que personnes noires, nous sommes forcées de nous chercher nous-mêmes dans cette couleur de peau, de nous identifier à elle, même si elle ne nous représente pas entièrement. On nous a tellement défini par rapport à cette couleur qu’il est difficile d’en faire autrement. Nous avons été tellement invisibilisé.es qu’on nous oblige presque à nous voir dans le peu qu’on nous offre. Cette absence de représentation significative nous maintient enfermées dans des modèles désuets.    

Affiche Des hommes et des dieux

Je me souviens de la première fois que j’ai vu le documentaire Des hommes et des dieux d’Anne Lescot et de Laurence Magloire sur la réalité des personnes LGBT en Haïti. Elles étaient noires, se faisaient appeler « masisi » ou « makomè », subissaient des insultes similaires à ce que j’avais vécu, vivaient dans le même pays que celui de ma naissance et pourtant je ne me sentais pas du tout représenté. Je m’identifiais plus au personnage blanc Zachary et à son parcours dans le film québécois Crazy. Certes, le documentaire avait le mérite de déconstruire ce préjugé selon lequel l’homosexualité n’est pas haïtienne et m’a permis de découvrir que jusqu’à un certain point, le vodou pouvait servir d’espace sécuritaire et de lieu d’épanouissement à un groupe d’Haïtiens LGBT. Mais la classe sociale, différente du milieu plus privilégié où j’avais grandi, et le fait que le vécu des personnes interviewées correspondait plus à une réalité Trans* (même si en Haïti toute sexualité non-hétéronormative est associée aux termes « masisi » et « madivinèz ») faisait en sorte que je ne me reconnaissais pas. J’étais même dérangé par cette vision de l’homosexualité pleine de personnages efféminés qui s’habillaient en femmes et correspondaient trop au cliché du gai. Ma vision du documentaire évoluera par la suite lorsque, ne cherchant plus à me retrouver dans le film, j’ai pu reconnaître sa valeur sociologique. 

Joséphine Baker

Toutes les réalités, même « clichées » ou « rabaissantes », ont leur place dans la mesure où elles font partie de l’histoire. Elles ont existé et continuent parfois d’exister. Souvent, par une sorte d’intériorisation de l’oppression, on se conditionne pour ne pas être vu comme nos oppresseurs nous voient. On veut éliminer de soi les gestes et habitudes qui, par le passé, ont été utilisés pour nous rabaisser. Et on refuse de les voir avec bienveillance chez les individus qui composent nos communautés. Comme pour donner raison à nos oppresseurs, on s’empresse de blâmer ces comportements. Pensons par exemple au regard que certains Noir.es portent sur Joséphine Baker; les sœurs Paulette et Jeanne Nardal, des intellectuelles et précurseurs du mouvement de la Négritude selon certains, ont critiqué cette artiste qui se donnait en spectacle en dansant avec une ceinture de bananes. Elles lui reprochaient de renforcer les stéréotypes envers les personnes d’origines africaines ou antillaises en acceptant de jouer un rôle dans lequel les Blanc.he.s enfermaient les cultures noires. Pourtant Joséphine a inspiré de nombreuses personnalités et était bien davantage qu’une figure de divertissement pour plaire aux Blanc.he.s – on le voit en autre dans son implication dans la résistance pendant la Deuxième Guerre mondiale ou encore dans son engagement dans les luttes contre le racisme.

Les soeurs Nardal

Comme le démontre le film Tout simplement Noir, il n’y a pas une réponse à l’émancipation des personnes afro-descendantes. Leurs identités étant multiples et ayant été recomposées au gré des diverses époques et sociétés, nous ne pouvons les saisir pleinement et les contenir dans une seule définition. D’une façon générale, tout le monde veut la justice, la liberté, la considération et le respect. Mais tout le monde n’emprunte pas les mêmes chemins pour y arriver. L’histoire est complexe et qu’on soit Noir.e ou Blanc.he, on n’en fait pas l’expérience de la même manière. Des représentations de l’époque coloniale, bien que teintées du racisme de leur époque, peuvent avoir joué des rôles significatifs dans la lutte pour l’émancipation des personnes noires, même si aujourd’hui, on peut les trouver problématiques. Pour connaître notre histoire, nos identités, il faut aussi comprendre comment les mots et les images qui nous définissent et nous ont définis se transforment dans le temps. Mon article du mois d’octobre le montrait du reste avec le mot « créole », associé aux cultures noires des îles alors qu’il avait été créé pour parler des personnes blanches d’ascendance européenne et nées dans les colonies.

La vie étant en constante évolution; dans des sociétés où tout se transforme sans cesse, la meilleure manière de se rejoindre est d’être dans un constant dialogue, où les mots sont au service des êtres humains et non l’inverse. Il faut éviter que la peur des mots donne à ceux-ci de l’ascendant sur nous et biaise la compréhension de nos réalités. Nous sommes plus que des étiquettes et des images figées. Nos identités sont des nomades qui parcourent le monde et le temps. Notre vie dépend de notre échange avec autrui. Il est important de pouvoir s’ouvrir à l’autre et de miser sur sa bonne volonté. Si on doit se replier sur soi par crainte de ses voisins, on s’emprisonne. Notre liberté ne peut se construire que collectivement.

Paulette et Jeanne Nardal

Lien vers la bande-annonce de Tout simplement Noir

*Ce film a été présenté à Montréal dans le cadre de la FNC: festival du nouveau cinéma, qui s’est déroulé virtuellement du 7 au 31 octobre. 

Extraits du documentaire Modèles noirs, regards blancs: Extrait 1, Extrait 2

*Ce documentaire dans son intégralité n’est pas disponible pour les personnes résidant hors de France.

Notes

[1] Voir ce lien

[2] Idem

[3] Idem

À propos de l’auteur

Laurent Maurice Lafontant est né en Haïti et a immigré au Québec en 2001. En 2008, il obtient son diplôme de l’Université Concordia à Montréal en Beaux-arts après une double majeure en études cinématographiques et études littéraires. Depuis 2008, Laurent s’implique dans la communauté LGBTQ+ en devenant intervenant au Gris-Montréal et bénévole à Arc-en-ciel d’Afrique, un organisme qui œuvrait pour les personnes LGBTQ+ des communautés noires. Il a réalisé deux courts documentaires sur la question de l’homosexualité au sein des communautés noires à Montréal: Être soi-même (2012) et Au delà des images (2014). Laurent est actuellement le président de la Fondation Massimadi, et le coordonnateur de l’évènement Massimadi: festival des films et des arts LGBTQ+ Afro. Laurent est également un écrivain qui a publié son premier roman « La dernière lumière de Terrexil » au printemps 2018.

 

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