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L’écrivain sans mots

Écrit par

Collective Culture
août 6th, 2021

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Par Jazmin Batey

Édité par Bobbi Adair

Un jeudi soir tout à fait ordinaire, mon ordinateur a planté. Ironie du sort, j’exécutais un programme pour libérer de l’espace en toute sécurité. Après des heures passées avec le soutien technique, mon ordinateur a redémarré. Sauf que ce n’était plus mon ordinateur, mais rien qu’un simple ordinateur. Tous mes dossiers mes scénarios, mes nouvelles, mes essais, mes CV…. Disparus. Le plus tragique était la perte de tout ce qui était en cours et que je n’avais jamais pensé à sauvegarder ou à m’envoyer par courriel : de longs documents de pensées, une vaste collection de phrases percutantes, des poèmes que j’avais écrits en voyage, une métaphore dont je voulais me souvenir… C’était absurde de penser que cette œuvre, cette histoire écrite de moi-même, avait disparu. Où était-elle passée? Je m’imaginais des mots qui se désintégraient dans l’espace, se détachaient et disparaissaient comme du sable de plage dans le renvoi d’une douche, impossibles à remplacer.

Dans le meilleur des cas, je me considère comme une écrivaine réticente. Je n’écris même pas tous les jours. Il se passe parfois de longues périodes durant lesquelles je n’écris rien, sauf des courriels et des textos de travail. Malgré tout, je m’imagine très bien écrire tous les jours. J’ai créé des personnages entiers pendant un trajet en train et j’ai trouvé le retournement dans l’intrigue parfait en mangeant dans un nouvel endroit. Les écrivain·e·s ont leurs rituels : toujours le même café, une chaise préférée, un stylo qu’on se refuse à prêter. Mon rituel est la lente combustion jusqu’à l’explosion. Je savais qu’il suffisait d’une étincelle pour faire jaillir de nouvelles pages de sorte que je n’ai jamais eu peur qu’elles vivent trop longtemps dans ma tête.

Ja passe bien plus de temps à me préparer à écrire qu’à écrire. Pendant mes études de cinéma, j’avais eu la lubie d’établir une liste de choses à faire avant de pouvoir respecter un délai : faire la lessive, acheter de la crème glacée Ben & Jerry’s, retirer le capuchon de chacun de mes stylos de couleur et me faire faire les ongles pour ne pas avoir à regarder un vernis écaillé ou des cuticules trop longues pendant que je tapais sur le clavier. Quand je me sentais particulièrement ambitieuse, je préparais une soupe au poulet de A à Z. Le temps passé à hacher les légumes, à assaisonner le bouillon et à assembler le tout avait quelque chose de réconfortant. J’avais l’impression que si tous ces ingrédients pouvaient se conjuguer à la perfection encore et encore, il en serait de même pour mes textes.

J’ai commencé à faire jouer une vidéo d’orages sur YouTube.  Je dois préciser qu’il ne s’agissait pas de n’importe quels sons de pluie, mais bien d’une vidéo spécifique d’une durée de 9 heures. Et oui, en deux nuits, je l’avais écoutée entièrement et avais eu besoin de la repasser.

« J’aurais aimé me donner plus de temps » était une pensée que j’avais trop souvent à l’école. Mais je n’ai jamais été du genre à me ménager. Je fonctionnais en terminant de grandes quantités de textes en rafale. J’ai essayé de retrouver l’origine de cette habitude et c’est peut-être bien celle qui suit.

« Ne fais pas un pas avant d’être prêt à tous les faire », m’a dit un jour un metteur en scène dans les coulisses. J’avais 14 ans, je jouais dans une pièce de Shakespeare. Notre dernière représentation avait lieu dans une vraie salle de théâtre, un changement de décor intimidant par rapport à la cafétéria de l’école où nous avions répété pendant trois semaines. Les projecteurs étaient brûlants. Je portais une jupe qui effleurait le sol, me balançant d’un pied sur l’autre dans des chaussures inconfortables. J’attendais mon tour d’entrer en scène. J’étais presque certaine d’avoir entendu la réplique précédant la mienne et j’ai avancé à petits pas vers la lumière. « Ne fais pas un pas avant d’être prêt à tous les faire. » Cette consigne m’a figée sur place. 

De bien des façons, j’ai l’impression d’y être encore. J’ai toujours pensé que je ne pouvais rien écrire avant de connaître non seulement la fin de l’histoire, mais aussi son intégralité. Comme si je devais créer entièrement un univers avant de pouvoir décrire une seule scène. Pour des raisons liées au fait que je fonctionne mieux sous pression, j’ai pris l’habitude d’être mal à l’aise en écrivant. Les heures tardives, les délais imminents… l’angoisse. En même temps, je me sentais libre pendant ces séances de rédaction de longue haleine. Quelque chose dans le calme de mon bureau après minuit me stimulait d’une manière qu’un Starbucks bondé n’aurait jamais pu faire. J’ai commencé à avoir besoin de cette cadence effrénée, plongeant dans de nouvelles idées qui rivalisent avec le caractère aléatoire des rêves.

Je considère que j’ai écrit mes meilleurs textes alors que j’avais des habitudes malsaines. Il m’arrivait souvent de rester debout à écrire jusqu’à 4 heures du matin ou de mettre mon réveil à peu près à la même heure pour que j’écrive jusqu’à ce que je doive aller en cours. La plupart de mes travaux étaient réalisés depuis mon lit, avec un éclairage limité et des draps emmêlés.

Bien que j’aie changé mes habitudes depuis, la perte de mon travail a déclenché une période de réflexion. À quoi servait toute cette souffrance si une si grande partie de mes progrès, de mes brouillons, de mes créations avaient disparu? Suis-je toujours une autrice si mes mots n’existent plus? Tout ce qui me restait était le pire ennemi de l’écrivain·e : rien que des pages blanches.

J’ai toujours eu du mal à être d’accord avec le cliché « tu n’es pas ce que tu fais ». Oui, fondamentalement, notre valeur n’est pas liée à notre salaire, au nombre de diplômes que nous avons, au nombre de publications, etc., mais l’écriture transcende le geste de mettre les choses par écrit. Ma façon de penser au monde, à mes relations et au futur relève entièrement de l’objectif que j’ai développé à travers d’innombrables heures de création. Dans un sens, les auteur·trice·s n’arrêtent jamais de travailler. Même loin des cahiers et des ordinateurs portables, leur esprit enregistre constamment des idées et des images. J’avais consciencieusement retranscrit des années d’observations. Souvent, si j’avais des difficultés avec un passage, il me suffisait de me servir d’une de ces lignes. Le fait de ne plus avoir cette option est intimidant. Lorsque j’écris maintenant, je me surprends à survoler la touche d’effacement, consciente du poids des pages perdues.

La majeure partie de ma carrière de rédactrice consistait à plaire à un public particulier en poussant différentes parties de moi-même à la surface. Je savais en quoi je devais me transformer pour convenir à divers espaces. Il existe toujours une certaine attente de répondre à des attentes opposées. Avoir l’air intelligente, mais accessible. Paraître jeune, mais faire preuve de maturité. Écrire du point de vue d’une femme. Mais éviter de parler de féminisme. Me sentir obligée de plaire à tout le monde m’empêchait d’apprécier tout ce que j’étais déjà et tout ce que je faisais… ça m’avait empêchée d’écrire.

J’ai recommencé à écrire comme le ferait une personne qui tenterait de fabriquer une machine à remonter le temps : nostalgique et pleine d’espoir. Un café chaud à mes côtés. Mes ongles fraichement vernis. Le fameux album de bruit de pluie en trame de fond. À présent, je choisis de voir les pages blanches différemment. Elles sont des portails et je peux aller n’importe où à partir d’ici.

Bio de l’autrice: Jazmin Batey est une écrivaine et une éditrice de scénarios passionnée. Elle a obtenu un baccalauréat en beaux-arts à l’Université York, avec une spécialisation en scénarisation et une mineure en écriture créative. Jazmin privilégie les projets où les histoires fictives ou réelles évitent les clichés et sont dépeintes avec une authenticité brute. Elle apporte son amour de l’expression artistique à son rôle de coordinatrice d’écriture au sein de l’équipe de Culture Collective.

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