In Spirit : L’importance du Regard en Yoga
En tant que professeur de yoga, j’ai souvent entendu “je ne peux pas venir au cours, je me suis blessé”, “ je ne peux pas pratiquer de yoga, je ne suis pas assez souple”, “j’ai dû arrêter le yoga parce que j’ai eu des problèmes physiques,comme si le yoga n’était fait que pour les gens en pleine santé. Pourtant, la limite du corps – qu’elle soit ponctuelle ou qu’elle habite ma structure corporelle de manière quotidienne – est toujours un cadeau. Elle nous fait prendre conscience d’éléments que nous ne pouvons comprendre ou sentir autrement. La rencontre avec la douleur, l’inconfort ou l’incapacité est toujours l’occasion d’explorer et de découvrir des subtilités que je n’aurais pu saisir autrement.
Ayez l’habitude d’avoir un carnet ou l’enregistreur de votre téléphone, à portée de main: prenez des notes sur les détails que vous observez, les questionnements, les compréhensions, les observations qui se présentent, au cours de la pratique ou spontanément dans la journée. Ce travail d’écoute deviendra tellement habituel qu’à un moment donné il fera partie de vous sans que vous vous en rendiez compte. Tout deviendra excuse à l’apprentissage.
Aujourd’hui, je partage ces quelques notes du mois de Juin, sur le regard et le yoga.
Notes #1 : premier jour
Je viens de me faire opérer les yeux. La douleur est tellement aiguë que je sens le moindre mouvement, la moindre appréhension de l’œil. Pour la première fois il m’apparaît de manière évidente que le regard est constamment en activité: l’œil bouge sans cesse pour capter les informations, pour analyser ce qu’il y a faire, ou aller et quoi appréhender. Le regard, lié au cerveau, est en train d’enregistrer et d’analyser les données qu’il reçoit constamment, sans répit.
Mes yeux sont tellement sensibles qu’aucun mouvement ne m’échappe, la douleur m’alerte tout de suite. On pourrait penser que les paupières baissées, l’œil serait enfin au repos. Mais non, je découvre que même à ce moment-là, l’activité oculaire à lieu. Quand je parle au téléphone, ou même lorsque je suis en train de penser, je sens dans l’œil une forme de tension: paupière ouverte ou fermée, l’œil réagit à l’activité mentale.
Je comprends dans mon corps toute l’ampleur de la vérité de ce que j’apprends dans le yoga depuis des années: l’activité de l’œil et du mental sont profondément liés. Un mental agité, c’est un nerf optique en tension. En travaillant au lâcher prise de l’un, c’est aussi l’autre qui se détend. Tout le travail de déconditionnement des yeux que j’ai appris avec Éric Baret ces dernières années – exercices de visualisations, explorations tactiles – prennent une autre dimension. J’en comprends l’importance et l’impact comme jamais. Le travail de déconditionnement des yeux est crucial pour mener à une forme de tranquillité de la pensée.
Notes #2 : troisième jour
La douleur et l’inconfort des yeux sont encore forts. Allongée sur le lit, je laisse mon corps et mes yeux se déposer, je sens le poids de mon corps sur le matelas. Je sombre en état de demi sommeil (à moitié endormie et en même temps consciente). Je me vois, Mariette et ses différentes casquettes: maman, fille, femme, employée, professeure. La douleur oculaire est encore présente mais je reste avec, je ne fais que prendre note.
Tout d’un coup, je tombe dans le matelas, en arrière de moi-même. Je sens que Mariette n’existe plus, le contexte de “ma” vie a disparu. En une demie-seconde, la douleur aussi s’est évaporée. Je suis dans la même chambre, le même corps, sur le même matelas, mais qui et où je suis n’a plus d’importance. Puis je “reviens à moi”, le “contexte” de ma vie refait surface et la douleur avec. Je fais des va et vient ainsi plusieurs fois – du contexte au non-contexte, de la douleur à la non-douleur – avant de sombrer dans le sommeil profond.
Note #3 : septième jour
Je suis sur mon tapis de yoga. Mes yeux sont encore sensibles mais la douleur est finalement partie. Je fais quelques asanas. Les jambes croisées, je travaille les directions avec les bras, je laisse vivre les conditionnements des épaules et glisse dans les directions spatiales. Bras vers la gauche, la tête suit le mouvement, puis j’ouvre les yeux et le regard se dépose lui aussi sur la ligne qui se présente naturellement. Le regard qui regarde avec une intention, une direction, alors la douleur survient, la tension se crée. Au contraire,si le regard, comme le corps, glisse dans une double direction, la douleur s’en va. Ce n’est plus un regard qui regarde, c’est un regard qui participe au déconditionnement du corps, qui laisse la personne identifiée se déposer pour laisser place à la présence pure. Le travail du regard soutient les asanas. Je pressens une ligne, une exploration que je n’avais jamais vécue avant. Comme toujours, c’est la pose qui me guide, et pas le contraire.
« Là où va la main va le regard
Là où va le regard il y a le cœur
Là où est le cœur il y a l’expression
Là où est l’expression surgit l’émotion (le Rasa) »
Traité de danse du Natya Shastra de BHARATA
A propos de l’autrice:
Mariette Raina a rejoint l’équipe du Never Apart Center en 2016 en tant que chroniqueuse mensuelle. Ses articles se concentrent sur la spiritualité, l’art et les questions environnementales. Mariette est titulaire d’une maîtrise en anthropologie. Elle enseigne également le yoga et la photographie qu’elle aborde comme des médiums auto-réflectifs et introspectifs.
Crédits photo : Stéphane Desmeules
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