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Slut Island crée de l’espace pour les artistes marginalisé.e.s dans la scène culturelle canadienne

Écrit par

Leticia Trandafir
juillet 19th, 2018

Le festival Slut Island est une initiative communautaire dirigée par des femmes, des personnes non-binaires et des membres de la communauté LGBT+ qui cherchent à créer un espace au sein de la scène culturelle canadienne pour les artistes marginalisé·e·s.

Actuellement – au moment où les discussions sur la race et les genres dans les arts sont clés —Slut Island cherche également à résister aux processus de segmentation et de marchandisation, ainsi qu’à contribuer au développement et au maintien de réseaux communautaires anti-oppressifs. À Slut Island, le DIY n’est pas une esthétique; il représente un réel engagement envers la création d’un réseau et d’une plateforme autonomisants qui permettent aux artistes marginalisé·e·s de promouvoir leurs créations selon leurs propres conditions.

À l’approche de la cinquième édition du festival – qui se déroule à Tio’tia:ke, territoire Kanien’kehá:ka (Mohawk) non cédé, à Montréal—nous discutons avec les fondateur·trice·s Frankie Teardrop et Sultana Bambino à propos du projet. Ne ratez pas notre collaboration avec Slut Island et Intersessions pour un atelier de DJ destiné aux femmes, des personnes non-binaires et des membres de la communauté LGBT+, suivi d’un panel traitant de la gestion d’événements DIY avec un mandat safer space.

Racontez-nous les débuts de Slut Island?

Le festival Slut Island a commencé en 2013 et en est maintenant à sa cinquième édition. Nous avons tenu la première édition au Cabaret Playhouse, durant ses tristes derniers moments d’activité. Frankie en était à ses débuts de promoteur·trice et avait un don manifeste; le gérant y a donné carte blanche pour deux week-ends au Playhouse dans l’espoir d’engendrer plus de revenus. Frankie m’a demandé si je souhaitais collaborer sur une série d’événements se déroulant là-bas. Nous étions en couple à l’époque et l’idée de lancer un projet ensemble semblait bonne. Nous jouions tous les deux dans des groupes et l’idée d’avoir un pouvoir de commissariat plutôt que d’être simplement inclu·e·s dans des programmations de gars cis-genres ne m’était jamais venue à l’esprit auparavant et m’a enthousiasmée. Nous avons tenu la première année du festival pour le plaisir — pas de demande de soumissions ni d’affiches — nous avons bâti une programmation parmi les groupes qui se retrouvaient dans des spectacles organisés dans « l’intérêt de la diversité » et nous avons remarqué que ça créait une assez bonne ambiance.

Frankie, vous êtes également impliqué·e dans LIP; quelles sont les différences — s’il y en a — entre ces deux plateformes?

Il y a beaucoup de différences structurelles entre LIP et Slut Island. LIP n’opère pas selon un mandat strict comme le fait Slut Island, mais je l’anime une fois par mois avec les mêmes valeurs fondamentales en tête. J’aime bien engager des DJs fem/non binaires pour mes soirées dans cette industrie à prédominance masculine hétéro cisgenre.

Slut Island se structure surtout autour de prestations en direct suivies d’une soirée dansante qui commence à minuit. Les soumissions de DJs ayant augmenté au fil des ans, les after-parties deviennent une composante de plus en plus intégrale au festival. Je chéris l’expérience que j’ai acquise en organisant des soirées parce que c’est un rythme complètement différent que celui des prestations en direct.

LIP est une plateforme habituellement réservée aux DJs locaux, mais quand j’ai les moyens de la faire, je fais venir de l’extérieur un·e DJ queer inspirant comme TYGAPAW! LIP fonctionne vraiment différemment, car je suis seul·e et dois prendre toutes les décisions, comparativement à Slut Island où Sultana et moi discutons en long et en large avant de prendre une décision concrète. Le festival est commissarié selon les soumissions reçues : le comité compte dix personnes et chaque idée, soumission et collaboration à considérer sont débattues. Je me sers des connaissances que j’ai acquises en organisant Slut Island pour gérer LIP et vice versa. C’est un bel équilibre.

Comment était la scène montréalaise aux débuts de Slut Island et comment a-t-elle changé depuis? Le festival Slut Island a-t-il joué un rôle dans cette évolution?

Le climat politique à l’époque de la création de Slut Island semble remonter à il y a de cela vingt ans. Chaque année est comme une nouvelle époque, et ça reste un processus d’apprentissage inestimable que de faire évoluer notre projet et de rester pertinent aux yeux des communautés (LGBTQ+ et BIPOC pour personnes noires, indigènes et de couleur) que nous cherchons à prioriser sur le plan de la programmation, du contenu et de l’auditoire. Nous apprenons de nos erreurs chaque édition et conservons les aspects qui ont fonctionné, nous efforçant continuellement de répondre aux besoins et aux critiques de nos pairs et de nos communautés. Par exemple, toute soumission au festival est maintenant examinée ayant pour but de représenter un champ d’expériences plus étendu que celui des cofondateurs du festival, soit Sultana Bambino, une créatrice multidisciplinaire queer cisgenre née de parents immigrants marocains et italiens et originaire de Tio’tia:ke (Montréal), territoire Kanien’kehá:ka (Mohawk) non cédé; et Frankie Teardrop, un·e DJ, producteur·trice et promoteur·trice blanc queer non-binaire originaire de Vancouver vivant maintenant à Montréal.

À ce stade, j’ai l’impression qu’on avons un projet dont nous sommes très fier·e·s et qui a su créer un espace en matière de programmation de festivals pour des artistes qui font face à des revers en lien avec l’identité — que cela soit en termes de segmentation et de marchandisation ou carrément de manque total de visibilité. Nous avons reçu de très bons commentaires de la part de participants qui postulent l’année suivante, ainsi que beaucoup de soutien et de collaboration venant de nos pairs et d’autres initiatives locales et DIY. Assez pour nous donner envie de continuer malgré le grand nombre d’heures et la charge de travail nécessaires pour organiser ce festival.

On a l’impression que le festival Slut Island a sa raison d’être. On ne peut pas vraiment déterminer la façon dont il a participé à l’évolution de la scène culturelle montréalaise, mais nous espérons qu’il a contribué à établir des standards et des précédents pour d’autres promoteur·trice·s et d’autres organisateur·trice·s chouettes qui s’efforcent de faire avancer les choses, Taking What We Need, Shemale Reprezent!, MOONSHINE, Glitter Bomb, PLURI, Black Future, Lux Magna et bien plus encore. Je pense que nous apprenons tous les un·e·s des autres et contribuons à redéfinir les notions de diversité et d’inclusion au sein de la scène musicale locale.

Comment abordez-vous les genres musicaux lorsque vous programmez le festival?

En règle générale, Slut Island met en vedette des artistes appartenant à une vaste gamme de genres musicaux sans hiérarchisation, sans quoi ceci serait une pratique d’exclusion. En termes de visibilité culturelle, les genres de musiques populaires et alternatives sont et ont toujours été dominés par des artistes de race, genre, orientation sexuelle et aptitudes précises, entraînant l’exclusion de ceux aux identités marginalisées ou stigmatisées.

Comment Slut Island sélectionne-t-il ses interprètes et sa programmation?

Slut Island lance un appel de soumissions chaque année; de cette façon, nous entendons parler d’artistes dont nous n’aurions peut-être jamais eu connaissance. Dans le cadre du processus d’application, les artistes partagent leurs œuvres et les différents degrés de difficultés auxquels ils font face dans les communautés artistiques et musicales et également dans leur vie. Une fois l’appel terminé, on entame un processus de sélection éreintant qui durant dix heures durant lequel les deux fondateurs et un jury de huit personnes examinent toutes les soumissions (le numéro de candidats augmente chaque année, nous en avons eu 146 cette année!). On encourage également le jury à suggérer des artistes qui correspondent au mandat du festival et avec qui nous devrions prendre contact. Sous la direction et le conseil du comité, nous avons créons la programmation du festival avec une combinaison de candidat·e·s et d’artistes invité·e·s.

En ce qui a trait à la programmation additionnelle, chaque année nous contactons un artiste local et lui demandons de programmer une représentation collective d’une durée d’un mois à la coop Le Cagibi; nous sommes très heureux d’avoir Marcela Huerta, artiste, designer et auteure du recueil de poésie et d’essais littéraires Tropico en tant que commissaire cette année. Nous collaborons également avec Never Apart et Intersessions afin d’offrir un atelier et un panel de discussion le samedi 28 juillet destiné aux DJs et promoteur·trice·s novices qui désirent en savoir plus sur l’organisation événementielle DIY. Cet événement, tout comme le spectacle en journée à la chapelle Loyola le dimanche 22 juillet, est offert aux personnes de tous les âges, chose que nous sommes fiers d’ajouter à notre programmation cette année.

Quels festivals ou événements à travers le monde inspirent Slut Island?

Des initiatives incroyables qui se spécialisent dans l’événementiel se développent un peu partout, particulièrement au cours des deux ou trois dernières années. Certains promoteurs ou collectifs notables sont Babely Shades d’Ottawa, Yes Yes Y’all de Toronto, le Black and Brown Punk Show Collective de Chicago et leur festival affilié The Universe is Lit dans la région de la baie de San Francisco. À Brooklyn, on trouve un collectif hallucinant nommé PAPI JUICE (actif depuis 2013), et il y a également SELTZER, un nouveau projet à Philadelphie centré sur les artistes queer et trans de couleur. Nous sommes très excité·e·s que deux organisateurs de SELTZER, Precolumbian et Bearcat (aussi dans l’équipe DISCWOMAN) prennent part au festival.

Puisque nous sommes nous mêmes musiciens, interprètes et DJs, nous puisons notre inspiration d’autres artistes. Nous gérons ce festival et d’autres spectacles hors saison tout au long de l’année parce que nous souhaitons offrir une bonne expérience aux artistes locaux et en tournée et nous voulons éliminer un peu des conneries auxquelles les artistes queer, trans, non-binaires et de couleur doivent faire face, allant de la microagression, d’être mal désigné·e, au fait de se sentir invisible ou en danger.

Quel a été le moment le plus mémorable de Slut Island au cours des dernières années?

Je pense que chaque événement qui se déroule bien est comme un cadeau. Lorsque tous les artistes se sentent bien après leurs sets, que ces sets ont été bien reçus et que personne ne soit blessé, nous estimons que nous avons fait du bon travail et aussi cliché que ça puisse paraître, on ne s’en lasse jamais. Il y a eu tant d’éditions du festival Slut Island et de spectacles hors-saison légendaires grâce à des artistes iconiques comme Special Interest, Ah Mer Ah Su, Tommy Genesis, Marcelline, DJ Haram, Ellise Barbara’s Black Space, TRNSGNDR/VHS, Witch Prophet, DEBBY FRIDAY, Chippy Nonstop, Uniiqu3 et plus encore.

Notre plus récente collaboration avec Suoni Per Il Popolo mettant en vedette Special Interest, Cheap Wig (le dernier spectacle de Sultana) et Neighbour’s Guitar (un nouveau groupe punk génial mené par Markus Floats) nous a donné tellement d’énergie pour cette édition du festival. C’était une de ces soirées où chaque personne impliquée s’est efforcée de créer un environnement sûr où tout le monde est à l’aise et peut s’amuser, ce qui n’est malheureusement pas toujours le cas lorsqu’autant de facteurs sont hors de notre contrôle.

Quels sont les défis majeurs auxquels Slut Island fait face?

Lorsqu’un événement est bondé, ça peut être très angoissant en tant que planificateur·trice de ressentir le poids du nombre de personnes dont on est responsable. « Promoteurs, soyez responsable de l’expérience que vous créez » cette citation de L’Éthique du Rave par PLURI coïncide avec ce que nous croyons. Un événement bien commissarié permet d’attirer le bon public, mais nous prenons d’énormes risques en organisant des événements publics pour et par des personnes vulnérables. Le fait de devoir accepter qu’on déçoive des gens même quand on travaille très dur est un aspect très difficile de ce genre de travail. À nos débuts, nous avons fait toutes sortes de promesses naïves que nous avons rapidement comprises ne pourraient être tenues (la promesse d’espaces queer utopiques, sécuritaires et accessibles, etc.).

Nous sommes reconnaissant·e·s pour toutes les critiques constructives que nous avons reçues, incluant quelques tribunes publiques qui nous ont grandement permis d’améliorer le festival, même si d’emblée, elles étaient difficiles à avaler. Je pense que le plus grand défi auquel au fait face est de continuer à organiser des événements quand certaines personnes propagent des rumeurs blessantes et sournoises à notre sujet ou à propos du festival. Il est parfois difficile de demeurer confiant·e·s et motivé·e·s quand nous mettons autant d’énergie pour assurer le succès continu de ce projet tout en gérant nos propres traumatismes résultant de la violence de genre (certains incidents s’étant produits à nos propres événements) et en sachant que certaines personnes souhaitent vivement l’échec de Slut Island. Les ancrages de la misogynie sont profonds et c’est un réel défi d’accepter que toute femme/fem/personne non binaire qui occupe un rôle important soit confrontée à des gens qui essaieront de la déstabiliser et de lui faire sentir qu’elle échoue parce que nous sommes des cibles faciles.

Sultana, vos œuvres occupent une place centrale dans l’identité visuelle du festival. Pouvez-vous nous expliquer comment vous avez développé votre style visuel et nous dire ce qui vous inspire?

Je pense que c’est important pour nous que les artistes que nous représentons se sentent appréciés et pour ma part, je sais que les efforts que je consacre à chaque affiche démontrent le mieux cette appréciation. Je viens du milieu de la photographie et je considère que beaucoup de mes affiches ont l’esprit d’une photographie; elles enregistrent une heure et un lieu. Et Frankie colle près de 150 affiches à travers la ville avant chaque événement. On trouve encore certaines affiches des années précédentes qui vieillissent aux côtés des nouvelles affiches. Elles me ramènent au contexte dans lequel elles ont été créées quand je les vois dans les rues et j’espère qu’elles ont le même effet sur d’autres personnes.

Cette année, nous avons alloué un petit budget pour présenter trois affiches spéciales par Ruth Ex (Nouvelle-Orléans), Lia Lepre (Toronto) et Corona (vivant actuellement à Mexico City), trois artistes extraordinaires dont j’admire les œuvres depuis longtemps. Je suis tellement enthousiasmée d’enfin pouvoir les engager pour qu’ils contribuent à l’esthétique du festival — je savais qu’ils allaient tenir leur promesse et je suis très heureuse du résultat!

Slut Island opère selon le mandat d’un espace plus sûr. Pouvez-vous nous expliquer ce que cela signifie pour vous et de quelle manière mettez-vous en œuvre cette pratique?

Nous tentons de créer une bulle dans ce monde cisgenre, hétéro, sexiste, capitaliste et patriarcal maudit, mais nous sommes tou·te·s des produits de cet environnement. Des actes violents ont été commis durant nos événements par des passants inconnus et par des membres de notre propre communauté qui n’ont pas fait face à leurs racisme, sexisme, capacitisme, transphobie, classisme, homophobie et sérophobie intériorisés ou à d’autres préjugés violents et pernicieux. Nous ne pouvons pas dire que nos événements sont sûrs; nous avons tous les deux étés agressé·e·s à nos propres événements et Frankie a subi une attaque particulièrement violente au bar Le Ritz P.D.B.

Nous voulons que les festivalier·ère·s sachent qu’ils vont à un festival qui s’efforce de rendre les espaces d’événements aussi confortables que possible. Nous prenons toutes les précautions que nous connaissons et que nous pouvons mettre en œuvre : réduction des risques, des professionnels formés en techniques de désescalade et des trousses de naloxone sur place pour lesquels nous avons reçu une formation. Nous sommes ouvert·e·s au dialogue et à la critique face aux améliorations que nous pouvons apporter et nous réévaluons et mettons à jour nos standards de manière constante.

Lorsque les festivalier·ère·s sont conscient·e·s du mandat de Slut Island, ils abordent généralement l’événement avec une meilleure conscience de l’espace qu’ils occupent. Cette année, nous aurons des employé·e·s de PLURI sur place. Nous espérons que les festivaliers se préoccupent de la sécurité de chacun et qu’ils nous avertissent lorsque quelque chose cloche. Slut Island est axé autour d’artistes et de festivals qui sont des cibles d’actes de violence à cause de leurs positions socio-économiques et nous essayons de créer des espaces qui les accueillent et les protègent; c’est un défi et un projet soutenu. Nous sommes content·e·s de ce que nous avons mis en place pour cette édition et avons hâte de collaborer avec PLURI!

Quels sont les attentes et les espoirs de Slut Island pour les années à venir?

Nous parlons toujours d’organiser des projets en collaboration avec divers collectifs et d’autres villes et d’essentiellement apporter Slut Island en tournée, c’est plutôt un but à long terme. Je pense que nous voulons nous concentrer sur plus de programmations afin d’offrir des événements qui ne se déroulent pas nécessairement le soir; d’offrir des contextes qui peuvent plaire à des personnes de différents tranches d’âge ou de capacités variées. Tout effort de repenser les festivals musicaux doit inclure une rupture par rapport à la formule classique des festivals. Nous réfléchissons également à des événements qui mettent en vedette d’autres formes d’art créé par des artistes marginalisé·e·s. Nous souhaitons continuer à nous bâtir une base solide; nous avons un projet super en marche et nous ne voulons pas manquer de gaz avant d’atteindre notre plein potentiel.

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