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In Spirit: Dev Bhoomi, la vallée des Dieux

Écrit par

Never Apart
novembre 15th, 2017

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Il y a deux ans déjà je reprenais mes voyages vers l’Inde et ses mystères. Armée de mon appareil photo et de mes carnets de notes, sur le chemin des yoginis, c’est à Kullu en Himachal Pradesh que je décidais de commencer mon périple, ce village aux pieds de l’Himalaya qui fait partie de “la vallée des Dieux” ou Dev Bhoomi en hindi. Dans cette région, les temples sont connus pour leur structure de bois et les innombrables devtas qui les habitent. Ces déités de village, Grāmadevatā, n’ont rien à voir avec le panthéon hindou classique. Elles n’existent que dans leur village, et sont représentées par des masques de cuivre, appelés mohas. Pour certaines cérémonies ou festivals importants comme Dussehra, les devtas sont transportés sur des palanquins ornés pour l’occasion. La procession défile alors en musique, parfois sur de longues distances, accompagnée des habitants du village, mais surtout du gur, c’est à dire le chaman propre à chaque devtas qui canalise et parle pour la déité. Chaman et occasionnellement les villageois rentrent en transe, recevant ainsi les voeux de la déité.

On me raconte que devant le cortège, d’énormes trompettes sonnent pour éloigner les yoginis qui pourraient attirer la substance de la déité hors du masque qu’elle habite. Les yoginis sont des déesses représentées en groupe qui trouvent leur place entre les dieux et les humains. Si dans d’autres régions de l’Inde leur représentation sculpturale est très élaborée, aux pieds de l’Himalaya leur forme est primitive. La présence des yoginis est soulignée par des tissus rouges ou des pierres érigées au milieu des petits temples de bois qui bordent les sanctuaires principaux. Le hindi local les appelle jogini ou jogni. Intimement liées à la nature et aux éléments, elles habitent dans les arbres, proche des rivières, aiment les espaces calmes et reculés. Lorsque l’on demande des explications, on se rend vite compte que les habitants préfèrent ne pas en parler.

Ce jour-là, Manjeet est mon guide. Le jeune homme me dit connaître un temple de yogini auquel il peut m’amener, nous partons donc aux aurores. Au bout de deux heures de route dans les montagnes nous arrivons à un village où nous faisons halte. Je suis mon guide dans un petit baraquement de tôles où je découvre des affiches délavées, collées sur les murs et trois vieux hommes habillés avec les vestes et les chapeaux traditionnels qui jouent aux cartes. J’accepte un chai (thé indien) que le jeune serveur aux cheveux gominés vient de m’apporter. Il est presque anachronique dans ce paysage. Je suis entourée d’hommes, dans un espace d’hommes. Je ne dis rien, je ne demande pas, j’observe et j’écoute. « Quelqu’un va nous rejoindre, me lance Manjeet, il faut traverser le village avec quelqu’un d’ici pour éviter d’avoir des problèmes avec les locaux.»

Les croyances locales sont attachées à leur village. Chaque village possède sa déité, c’est-à-dire sa force et son énergie. N’importe qui ne peut pas y entrer. Bénéficier de l’énergie de la déité du village est un acte qui ne peut se faire à la légère.

Le chai avalé, je reprends place à côté de mon chauffeur pendant qu’un des vieux hommes s’installe sur la banquette arrière aussitôt rejoint par un autre jeune gars du village aux sourcils lourds. Personne ne se dit bonjour, comme si c’était un détail superflu. J’apprécie ce silence simple, où rien ne se dit.

Le village de Nattan n’est pas facile d’accès. Au bout du chemin défoncé qui se finit dans un ruisseau, il nous faut laisser la voiture et continuer à pied. À l’entrée, des femmes sont perchées, tels des oiseaux colorés, sur la rambarde d’une maison en hauteur, foulards bariolés sur la tête, elles portent le pattoo traditionnel (des sortes de grandes couvertures attachées habilement par une chainette en argent au col). Tous les visages sont tournés vers nous. Mes guides avancent à toute allure. Sur le bord du chemin, j’aperçois les enfants qui jouent, des femmes font la lessive, et parfois des visages timides et curieux sortent à peine de l’ombre de l’encadrement des portes pour nous observer. Je demande à Manjeet si je peux m’arrêter prendre des photos, il me dit « non, tout à l’heure en revenant, là il faut avancer ». Ça n’a clairement rien d’une visite touristique. On traverse ce village qui semble exister hors du temps. Une atmosphère iimmuable et tribale y règne. Je sens que je ne possède pas tous les codes et que beaucoup d’éléments m’échappent. Dans les regards, la manière de marcher, ce sont toutes les règles de politesse, de caste, de respect qui entrent en jeux. Un dialogue invisible que je ne possède pas, alors je m’en tiens à ce que je sens.

Nous nous enfonçons finalement alors dans la forêt. Ça monte raide entre les rochers et les pins. Quarante minutes plus tard, je vois enfin le toit d’une bâtisse en bois se dessiner entre les branches. Une fois déchaussée je fais le tour du temple de Shanchar dans lequel nous ne pouvons pénétrer parce qu’il est malheureusement fermé à clé. Manjeet me montre fièrement les déités qui n’ont en fait rien des yoginis que je connais, mais sont tout simplement des sculptures de déesses, dont la classique Mahiṣāsura.

Dans son ouvrage “Hindu Goddesses”, David Kinglsey explique de quelle manière dans les villages la déité locale est bien plus importante que celle du panthéon classique. La déesse locale est non seulement la femme du village, sa maîtresse, mariée à lui. C’est la déité qui précède et donc possède le village.. Ainsi, n’importe quelle sculpture va pouvoir incarner la forme de la déesse dans son archétype le plus essentiel. Le terme de yogini est ici vague, et représente tout simplement une forme de la déesse, plutôt qu’une forme de déesse elle-même. Quelques semaines plus tard, lors de ma rencontre avec Mark Dyczkowski, ce dernier m’expliquera que, d’après ses études, toutes les déesses sont en fait des yoginis. Les yoginis ne sont donc pas tant un type de déité qui gravitent en parallèle des déités prédominantes, sur un plan horizontal, elles sont plutôt sur un plan vertical, une incarnation que toute déesse peut incorporer. Cette analyse demande de comprendre la notion de déesse non pas sur le seul plan de sa représentation, mais aussi sur le plan ésotérique où sa forme peut varier suivant le plan dans lequel elle opère.

Au bout d’une quinzaine de minutes, nous reprenons notre marche et continuons de nous enfoncer entre les grands arbres. Sur les troncs, les tissus rouges, signe de la déesse, deviennent de plus en plus présents. Manjeet m’explique alors que dans cette clairière de nombreuses statues sont enterrées. La terre est donc pleine d’énergie, et ici, les villageois viennent faire leurs demandes aux Dieux ou se guérir. Un peu plus loin, on peut voir des pierres massives dressées entre les herbes. Le vieil homme explique à son tour que les stèles enfoncées dans le sol déterminent une enceinte circulaire dans laquelle il est interdit de pénétrer. C’est un cercle des yoginis appelé jiddi, aux forces magiques et sacrées.

Dans ce lieu ésotérique, le monde subtil frôle le monde grossier. Les déités ne sont pas des entités inaccessibles, elles représentent des forces bien vivantes avec lesquelles chacun peut interagir.

Nous descendons au village. Les maisons, à l’architecture traditionnelle et en bois sculpté, sont surélevées, ce qui permet de laisser les animaux au rez de chaussée pour que leur chaleur monte et réchauffe la pièce où la famille vit durant l”hiver. Sur les toits, haricots et maïs sèchent au soleil et les enfants ne peuvent s’empêcher cette fois-ci de venir à notre rencontre. Après une petite halte au village, nous reprenons notre route vers d’autres Bandhar (ces bâtiments réservés pour stocker les attributs réservés au dieux) et temples de la déesse (temple de Tripurasundari au Village de Nagga et temple de Chamunda au village de Nashala) aux formes tribales, où nous venons déposer nos respects devant les pierres érigées.

Il existe encore des lieux où le monde des Dieux et celui des hommes se touchent. Là où le ciel et la terre se rencontrent. Dans les choses simples, dans le quotidien, la notion de divin rythme les actions de chacun. Un soir, alors que je sombre dans le sommeil, je me vois en méditation dans mon rêve. Je sens que derrière moi quelque chose se passe, mais je ne peux pas voir. Soudain, je sens avec certitude que ce sont les yoginis qui rient de moi: elles rient, car je cherche devant, au point de traverser le monde à la recherche ce qui est est en fait si proche de moi, juste là, derrière mon regard. Cet espace, je le ramène avec moi, il est au-delà de la géographie, et il est clair que je ne peux aller vers lui, mais au contraire m’arrêter et simplement le laisser venir à ma rencontre.

Merci À Aadi et ses amis, de m’avoir ouvert la porte de leur monde,
m’ayant ainsi permis de découvrir Kullu et sa vallée.

 

Mariette est diplômée d’un master en anthropologie de l’Université de Montréal. Elle enseigne le yoga dans la ligne de la philosophie du sivaisme tantric non-duel du Cachemire. Elle voyage régulièrement en Inde pour poursuivre ses recherches sur les traditions ésotériques des Tantra.

yoginibhuh.com

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