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Le passé en tant que processus

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Le passé en tant que processus

Un programme de cinéma conçu par Karina Griffith
Ébauche du 21 mai 2021
Draft 21.05.2021

« … les concepts de l’histoire sont toujours contestés, toujours changeants, déterminés par le présent dans la mesure où ils façonnent notre compréhension de ce présent. »
Fatima El-Tayeb, Undeutsch (31)

Le passé en tant que processus est un programme de neuf films qui remettent en question la notion d’histoires figées dans le temps. La Gestalt (forme) de l’histoire n’est pas une forme figée, c’est un processus de configuration. Ce processus de façonnage du passé est sculptural, artistique et créatif, et c’est pourquoi le cinéma se prête si bien à notre compréhension du temps et de la mémoire.

En tant que structure de connaissance, le passé repose sur le présent et le futur ; toutes nos épistémologies orientées vers le passé ont été formées sur un terrain mouvant. Ce programme se situe là où le récit et la connaissance de l’histoire sont liés au temps et au lieu. Dès que nous écrivons l’histoire, dès que nous la fixons dans un livre, une langue ou une perspective, le temps présent appelle une rupture. Comme un vase en argile décoratif qui éclate en cent morceaux dans le four, ce sont les petites bulles dans l’argile, les incongruités dans la construction, qui détruisent la forme.

Ces films sont les éclats dans le four. Chacun d’eux fait partie d’une narration plus vaste, tout en constituant à la fois un tout en soi. Les films de ce programme brisent le moule non seulement des représentations du contenu, mais aussi de la forme textuelle, de l’esthétique et du style. Les séquences d’animation dans Memory Boxes (2019) et Home ? (2018) illustrent des archives efficaces et jalonnent le récit visuel dominant pour y inscrire littéralement un autre récit. Roots Germania (2007) et Roan (2019) explorent l’idée de « personne en tant que monument » dans la famille. Les documentaires Duvarlar – Mauern – Walls (2000) et Past, Present, Tense (2015), tous deux réalisés par des Américains vivant à Berlin, reflètent l’écoute active des histoires orales. La forme musicale de Zurück auf Los ! (2000) transporte le récit vers le fantastique, pour partager des aspects affectifs que l’on atteint uniquement de manière tonale. Chacun des films visualise la mémoire, le passé et l’histoire sous des formes changeantes, mouvantes et en transformation : une grand-mère, un cabinet d’apothicaire, des pochettes de Schlager est-allemands. Répartis en quatre catégories, les films démontrent l’art de façonner le passé dans leur forme (animation), leurs approches (spéculative et collective) et leurs archives non traditionnelles (accent mis sur la famille).

Ces neuf films activent diverses épistémologies. Ils démontrent que l’histoire prend forme dans le présent, et que nous puisons également dans le passé pour former nos idées sur l’avenir. Ils montrent que le passé n’est pas une chose sur laquelle on jette un regard rétrospectif ou que l’on peut ranger sur une étagère. Le passé, c’est le temps tournant sur le tour de potier, encore et encore, et façonnant notre présent et notre avenir.

Redessiner le passé
Avec leurs séquences d’animation et leurs sous-titres évocateurs, ces films célèbrent les récits de l’histoire de points de vue subjectifs

Memory Boxes (2019), réalisation: Hamze Bytyçi
Pour se protéger du traumatisme du passé, Zoni Weisz a bloqué tous les souvenirs de sa famille. Pas seulement les souvenirs horribles de leur déportation à Auschwitz et de l’appartement vide laissé derrière eux, mais aussi les beaux souvenirs : le manteau de sa petite sœur, la forêt et la caravane de sa tante. Basé sur les mémoires de Weisz, The Forgotten Holocaust, ce court métrage d’animation, produit par RomaTrial e. V. et la fondation Mémorial des Juifs Assassinés d’Europe, visualise le côté émotionnel du parcours éprouvant de Weisz, de survivant hollandais de l’Holocauste à militant.

Home? (2018), réalisation: Elliot Blue
Elliot Blue passe d’une petite ville d’Allemagne à la capitale Berlin. Par le biais d’un journal intime nourri de rêveries et de séquences d’animation dessinées à la main, ce court documentaire s’intéresse à ce qui sort du cadre : l’histoire coloniale et le contexte de la vie des Noirs en Europe. Une déclaration humoristique et contagieuse d’amour non partagé à l’Allemagne.

Duvarlar – Mauern – Walls (1991), réalisation: Can Candan
Réalisé deux ans seulement après la chute du mur de Berlin, Duvarlar – Mauern – Walls façonne le passé à travers des histoires orales qui montrent la grande diversité des récits de l’arrivée d’immigrants en Allemagne. Grâce à des entretiens personnels, le documentaire raconte les histoires remarquables d’intellectuels, d’artistes et de travailleurs invités turcs qui se sont créés un foyer en Allemagne pour apporter une contribution significative au commerce et à la culture de ce pays. Les réflexions personnelles provocantes de Candan – « Comment un étranger devient-il un immigrant ? » – et les sous-titres évocateurs ponctuent les perspectives intimes de ce film intemporel.

Refaçonner « l’Histoire inviduelle »
Documentaires sur des histoires et des passés pluriels

Past, Present, Tense (2015), réalisation: Christa Joo Hyun D’Angelo
Les personnes interrogées, qui ont été principalement socialisées à l’Est, reviennent sur la réunification de l’Allemagne et la période hostile qui a immédiatement suivi, où les incendies criminels racistes à Rostock et les émeutes étaient monnaie courante. Cette discussion captivante porte sur la question de l’identité allemande et sur celle de savoir à qui sert cette position ancrée dans la notion de whiteness. Les conversations sont fluides, intimes et personnelles – une caractéristique du travail de D’Angelo – tout en évoquant largement les responsabilités des histoires coloniales et les torts de l’amnésie culturelle.

Born in Evin (2019), réalisation: Maryam Zaree
L’humour se mêle parfaitement à la tristesse dans ce documentaire personnel de l’actrice Maryam Zaree, qui est arrivée en Allemagne avec sa mère en tant que réfugiée politique d’Iran. Zaree cherche des réponses à ses cauchemars récurrents, à son anxiété et au silence de sa famille concernant leur emprisonnement dans la prison d’Evin, où on enferme des dissidents politiques. Les motifs visuels, dramatiques et tactiles, qui donnent une impression de flotter et de voler, sont des métaphores efficaces du lâcher prise. Grâce à son processus collectif d’enquête, Zaree trouve un moyen de libérer, non pas ses souvenirs, mais l’idée que ceux-ci représentent l’entière vérité à propos de sa naissance et de sa petite enfance en captivité.

Faire l’histoire de façon spéculative
Ces films ne se contentent pas de raconter l’histoire, ils posent des questions et placent de nouveaux personnages dans des histoires classiques afin d’interrompre ce que nous pensons savoir sur les légendes allemandes et sur ceux et celles qui deviennent légendaires.

Gräfin Sofia Hatun (1997), réalisation: Ayse Polat
Ce film d’Ayse Polat dépeint la rencontre entre un Turc et une Allemande avant le Wirtschaftswunder des années 1950. La comtesse Sophia Dorothea von Wilhelmsburg a été emprisonnée dans le château de son mari à la fin des années 1600 pour avoir été amoureuse d’un autre homme. Polat imagine sa relation complexe avec son domestique, un réfugié turc des guerres entre la Pologne, la Russie et l’Empire ottoman. La nature cyclique de l’histoire est reproduite dans le scénario et la cinématographie. Non seulement la rupture de la relation entre la comtesse et son serviteur silencieux commence au même endroit où elle se termine, mais la spirale des représentations remet également en question le passage du temps et sa supposée linéarité.

Roots Germania, (2007), réalisation: Mo Asumang
Lorsqu’un groupe néo-nazi allemand interprète les paroles « cette balle est pour toi, Mo Asumang », la journaliste et présentatrice de télévision entreprend de surmonter ses peurs et d’enquêter sur les racines du racisme dans la culture allemande. Avec ténacité et courage, Asumang interroge des néo-nazis et finit par prendre au pied de la lettre les conseils de l’un d’eux : elle retourne dans son pays d’origine (non pas dans sa ville natale de Kassel, mais dans le pays de son père, le Ghana). Asumang transforme cette provocation en opportunité et rencontre sa famille pour en savoir plus sur son héritage akan. Plutôt que de chercher des différences, Asumang trouve des similitudes entre les cultures allemande et ghanéenne. Roots Germania raconte une histoire spéculative de l’Allemagne, une histoire où la xénophobie et la haine entrent en contradiction avec la notion de germanité.

Le chez soi est là où se trouve l’histoire
Des films qui décrivent des rencontres intimes avec la famille – tant celle dans laquelle nous sommes né.e.s que celle que nous créons à partir de relations proches en cours de route – et la manière dont elles nous donnent le pouvoir de réécrire notre passé, notre présent et notre avenir.

Roan (2019), réalisation: Thuy Trang Nguyen
Dans une tour d’habitation chaleureuse de Berlin-Reinickendorf, une grand-mère vietnamienne âgée et sa petite-fille partagent des moments d’intimité et une délicieuse tendresse. Ce court documentaire montre à travers de doux détails ce qui a été transmis à la génération née en Allemagne et ce qui a été laissé derrière. Un rappel enchanteur de la manière dont l’héritage perdure chez les êtres humains qui nous sont chers.

Zurück auf Los! (2000), réalisation: Pierre Sanoussi-Bliss
Une prise de vue panoramique qui descend jusqu’à une intersection grise montre l’approche du temps et de la narration adoptée dans cette comédie musicale queer. Contrairement à la rue à sens unique de Prenzlauer Berg, à Berlin, où vit Sam, aspirant chanteur et fêtard perpétuel, le temps circule dans toutes les directions dans cette comédie tragique. Un diagnostic positif du VIH rend le passé omniprésent, et la famille d’amis que Sam crée dans l’Allemagne post-réunification donne la priorité à la vie au présent, contre vents et marées.

Ce film contient du langage grossier.

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