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Le printemps à l’automne

Écrit par

Iman M’Fah-Traoré
octobre 9th, 2020

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Brooklyn est en pleine effervescence. Mon quartier revit. Nos trottoirs ont gelé, les voitures ont revêtu des pneus d’hiver, les fenêtres se sont couvertes de givre et nous avons simplement arrêté. Figés dans le temps. De petits bourgeons éclosent ici et là… un visage par-ci, un visage par-là, des embrassades à distance et des sourires tendres…. Nous sommes vivants. Déambulant le long de pâtés de maisons bordées d’arbres, je m’émerveille face à ce qui se trouve devant moi…

Brooklyn, tu m’as manqué.

Aujourd’hui, j’ai complimenté quelqu’un qui buvait avec des amis et en retour, j’ai eu droit à un « toi, je t’aime bien » dit d’un ton charmeur… Aujourd’hui, j’ai vu une amie, nous nous sommes serrées l’une contre l’autre, mais de côté, les visages détournés. Mais nous nous sommes quand même serrées dans nos bras… Aujourd’hui, j’ai regardé ma sœur jouer dans le parc avec des enfants que nous ne connaissions pas… des cris de joie de toutes sortes, des enfants remplissant leurs poumons d’air sans être gênés par le filtre sur leur visage, sautant, tapant, courant, vivant…. Ils le peuvent enfin.

Le brouillard se lève. Le filtre Instagram grisâtre et un peu rétro s’estompe. Je me souviens de la période où chaque courriel commençait par : « J’espère que tout va bien pour vous en ces temps incertains », de la période où nous ne pouvions parler que de ces temps incertains. Les temps ont changé. Les choses ne seront probablement plus jamais les mêmes, mais ce n’est plus la fin du monde. Ma mère disait, entre autres, « ce n’est pas la fin du monde, parce que la fin du monde c’est la fin du monde. » Elle avait raison à cette époque et a encore raison maintenant.

Je ne peux pas affirmer que le fait d’avoir été confinés et d’avoir fait face à une pandémie changera la façon dont nous nous voyons les uns les autres ou comment nous interagissons, mais je crois qu’on peut dire que nous sommes un peu moins inconscients, un peu moins comme un jeune friqué stéréotypé qui prend tout pour acquis. Vous connaissez ces séries télé dystopiques où les adultes disparaissent subitement, laissant derrière des jeunes qui doivent se débrouiller seuls et bâtir une nouvelle société? Ouais, dans le même genre. Mère Nature nous a balayés des rues. « Vous êtes mes enfants, qu’elle a dit, et j’en ai marre de vos égos démesurés. » En souriant, elle a tranché : « Ça suffit, vous êtes tous puni·es. »

À ses yeux, nous sommes une collectivité. À nos yeux, nous sommes tous « autres », séparés, distincts. Bien avant de devoir faire face à un danger physique lié à la proximité d’un étranger, nous craignions déjà nos semblables. Je n’avais pas réalisé à quel point c’est vrai avant de vivre dans mon quartier, un quartier de voisins. Ici, on discute, on échange, on se taquine, on prend de nos nouvelles comme on le fait dans un petit village. À Manhattan, j’évitais tout, du contact visuel au geste serviable. Brooklyn est une sorte de petit espace magique entre la ville et la banlieue; vous avez la maison et les voisins sans n’être jamais assez loin pour perdre votre titre de New Yorker. Je descends sur mon palier, j’ouvre le portail, je me promène sans réfléchir jusqu’à l’épicerie, je suis toujours chez moi.

Récemment, j’ai fait comme à l’habitude, mais en oubliant complètement que les masques ne sont pas seulement une question de mode. En m’approchant de l’épicerie, j’ai remarqué les humains à ma droite et je me suis arrêtée sec en réalisant que j’avais oublié mon masque. Les yeux comme des billes, je me suis tournée vers les humains, qui ont répondu à mon désarroi par des rires et des phrases rassurantes comme : « je comprends, j’ai fait pareil. » L’un d’entre eux est entré dans l’épicerie pour prendre un paquet de masques bleus chirurgicaux. J’en ai saisi un en faisant attention de ne pas toucher les autres, je l’ai remercié, j’ai poursuivi ma course et je lui ai dit au revoir en le croisant à nouveau avec mon sac en plastique « have a nice day » bien new-yorkais.

Ce moment m’a paru si banal, si habituel, comme oublier un parapluie un jour de pluie, alors je me demande… comment sommes-nous passés de « ces temps incertains » à « c’est normal »? Je ne le sais pas, autant que je sais que porter un masque pour aller à l’épicerie et faire en sorte de profiter de la compagnie de mes amis à l’extérieur est ma norme.

Un peu comme avec le deuil, nous avons franchi les étapes, en commençant avec un déni initial saupoudré d’un mélange de « ça ne peut pas arriver » et de « pas de panique, c’est comme la grippe porcine ». Ensuite est venue la colère! Aux États-Unis, cette rage s’est manifestée par des manifestations contre la covid, contre le contrôle gouvernemental ou contre je ne sais pas quoi : des gens remplissent les rues, se tenant côte à côte, criant et hurlant à propos de leur liberté d’expression. Nous avons essayé de marchander avec la suggestion classique « et si je portais mon masque rien que sur la bouche et non sur mon nez, question de mieux respirer? ». Enfin, nous voilà à l’acceptation.

Ma mère est morte l’an dernier. Elle est morte. Je dis « est morte » parce que dire qu’elle n’est plus parmi nous est un mensonge… la mort, le manque, le deuil sont permanents. Nichée dans l’isolement, ma famille a eu la chance d’avoir un cocon dans lequel s’enfoncer. Nous étions tissés serré comme des arbres entrelacés, frappés par des machettes, notre sève s’est écoulée, notre écorce a commencé à peler… D’une certaine manière, notre jardinier gardien s’est imposé, taillant, soignant, aimant, espérant… il a transformé nos larmes en pluie et notre douleur en chaleur dans une caresse de guérison. Notre arbre guéri maintenant, il grandit, s’entretisse davantage, plus profondément, différemment.

Se sentir mieux est douloureux. Aller mieux est douloureux. Devrais-je rester brisée plus longtemps? Ai-je le droit de me reconstruire? Mon bonheur enlève-t-il quelque chose à mon âme brisée? Telles sont les questions d’une fille en deuil. « Maman, est-ce que j’ai le droit d’aller mieux? » Si elle pouvait me répondre, elle dirait que c’est tout ce qu’elle a toujours souhaité. Quand une personne meurt, tout le monde, et je dis bien tout le monde, vous dit : « elle est toujours avec vous. » On avale cette pensée comme une de ces pilules à l’enrobage sucré qui est restée trop longtemps en bouche et qui a maintenant le goût amer des produits chimiques destinés à soulager son mal de tête. Agacée, je me disais qu’ils n’y comprenaient rien, et c’est vrai, ils ne peuvent pas comprendre, mais ils n’ont pas tout à fait tort — même si leur approche est franchement ringarde. Brooklyn a fait de même avec ses tentatives de marchandage, « ce n’est pas juste, disions-nous, je veux juste vivre ma vie. » Nous nous plaignions à ceux qui disaient « c’est temporaire, respire. » Ils avaient raison, le fait de ne pas pouvoir entrer dans les magasins ou d’inviter quelqu’un à boire un verre n’était pas permanent, mais le monde a changé. Pour le mieux? Je n’en ai aucune idée, mais il n’a certainement pas changé pour le pire.

Le brouillard se lève.

Ma mère est morte et pourtant je vais bien. On n’oublie jamais, mais on va de l’avant…. Elle était une présence constante sur mon épaule, m’empêchant de m’effondrer dans un chagrin infiniment profond. Elle se trouve maintenant juste derrière moi, présidant à mon voyage vers le bonheur. Je pleure des larmes de joie en pensant à sa fierté.

Brooklyn, tu avais disparu. J’ai cru t’avoir perdue, mais tu ne faisais qu’hiberner. Bienvenue à la maison. Habitants de Brooklyn, vous êtes ici et je souris. Des ricanements bruyants et des mains entrelacées gravitent autour de moi alors que je marche vers Walgreens… Je mets de la musique dans mes écouteurs et je fais un signe de tête au vendeur de masques à motifs africains qui se trouve au coin de la rue. Je suis à nouveau à l’aise dans mon quartier. C’est le printemps à l’automne.

À propos de l’auteure

Iman M’Fah-Traoré est une Franco-New yorkaise. Née à Paris, elle a déménagé à New York dans sa jeunesse et s’est spécialisée en politique et gouvernance à l’université Ryerson de Toronto. Elle fréquente actuellement la New School for Global Studies à New York. L’écrivaine ivoirienne et brésilienne est impliquée au sein de The Womanity Project, une organisation à but non lucratif qui vise à promouvoir l’égalité des genres par des ateliers innovants. Elle travaille actuellement sur la publication de son premier livre de poésie. Ses écrits sont spécialisés dans les domaines suivants : LGBTQ+, deuil et traumatisme, poésie et essais sur la race et l’ethnicité.

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