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Une visione et un tunnel

Écrit par

Iman M’Fah-Traoré
septembre 7th, 2021

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Arrachée à une vie universitaire sans responsabilité que j’avais oublié de chérir, j’ai été renvoyée chez moi dans des circonstances que j’aurais voulu pouvoir contrôler. Une mère malade, une sœur pas au courant, une autre trop petite pour être avertie, et un père perdu dans l’oubli, un altruisme autarcique et une attention passive apaisante, je me suis retrouvée à prendre soin des autres.

J’ai déménagé à Toronto pour combler un vide. Pour l’amour de soi. Pour enseigner. Pour apprendre. Comment me traiter comme l’être aimé que j’ai toujours été. Accueillante, la ville m’a poussée doucement, m’a repliée vers l’intérieur, m’a secouée. La sécurité dans la petitesse, l’excitation dans l’inconnu, j’ai plongé, rêvant, souhaitant, tremblant pour une croissance que je m’imposais et que je souhaitais. Une relation imposée avec la personne avec laquelle je serai toujours coincée, élaborant des moyens de redéfinir ce que signifie être seule, épluchant des notes mentales, des modèles prescrits, des appels de jugement.

Elle ne savait pas ce qui allait se passer. J’aurais pu, si on m’avait dit…

Elle est décédée le 22 septembre 2019. Je suis rentrée à la maison le 15 juin. Mon instinct a décrété que je devais déménager le 17 juillet. Je me suis précipitée à Toronto pour faire mes bagages. C’était le 15 août. 10 jours ont passé. Je me suis précipitée à la maison pour la retrouver. Elle est morte le 22 septembre. Je n’avais jamais perdu la foi qu’il faut pour croire en une vie de partage jusqu’à ce que je l’appelle après l’entrevue qui allait me permettre d’obtenir le poste corpo que je devais intégrer le 16 septembre et occuper pendant les deux prochaines années.

Poussée dans le monde corporatif par nécessité, je me suis réfugiée dans ce rêve d’enfant qui reste, travailler dans un bureau. Le clic-clac des talons, le café gratuit, les « comment était ta fin de semaine », les photos de chiens et parfois de bébés et les sourires fragiles… comme ceux où les lèvres suivent les yeux plissés. Imprégné de rêve, traversé par le rêve. Un travail abrutissant dans lequel on se perd quotidiennement….. Un rôle passif.

Faire le trajet vers le travail. Entrer. Parler un peu. S’asseoir. Bosser jusqu’à ce que le moment de dépenser 20 $ pour un demi-repas arrive. Participer à une réunion. Travailler encore un peu. Et pourquoi pas un peu d’heures supplémentaires pour éviter de rentrer à la maison. Aller. Revenir. Si seulement l’esprit pouvait faire de même. S’arrêter, voyager, être en transit pendant un moment, plutôt que de fonctionner en permanence.

L’associée du service clientèle émotive, dévastée, courant du bureau à l’ascenseur, attrapant des cigarettes, un téléphone, des lunettes et des écouteurs…

Tous les jours. Je courais.

Du bureau à l’ascenseur.

Pour reprendre mon souffle, des larmes incontrôlables coulant derrière des verres teintés.

De l’ascenseur aux portes vitrées.

Du verre à l’air.

Le vent et l’eau à la bouche, les doigts entrelacés sur la balustrade, le ventre pressé contre leur union. Un genou tombait sur le sol en béton à la texture en forme d’hexagone et, perdant pied, le reste suivait, dans une douleur profonde profonde profonde.

Elle est morte un dimanche. Dans mon tourbillon de chagrin, j’ai envoyé un courriel au travail, ils ont envoyé des fleurs et des biscuits. Je voulais des feuilles de vigne.

Lorsque je suis allée travailler le 25 septembre, avant de prendre mes congés les 26 et 27 pour les funérailles et ce qui a suivi, la femme dont le message sur le forum du conseil d’administration d’un immeuble d’un ami de la famille m’avait fait connaître le poste m’a touché l’épaule et a prononcé ce qui allait devenir une phrase bien trop familière, « Toutes mes condoléances ».

Je ne blâme pas les humains, malgré ma proximité avec tout cela, j’ai du mal à trouver des mots pour les amis qui sont membres du club des parents décédés. « C’est fucking plate » est le meilleur commentaire que j’aie jamais reçu et venait d’une femme sur une terrasse quelque part dans Brooklyn. En effet, c’est plate et cette platitude est persistante, évolutive, stagnante, pleine de rebondissements et de rappels constants.

Je me suis donné à fond dans ma raison de rester hors de la maison, en travaillant plus d’heures que nécessaire, ce que l’on appelle le « dévouement » et l’« éthique du travail » m’ont fait passer de temps partiel à temps plein à la fin de l’année. C’est à ce moment-là qu’une dynamique de bureau digne de celle d’une école secondaire a commencé. Elle ne faisait pas partie du rêve d’enfant façonné par la télévision, du clic-clac des talons et des claviers, de l’espace climatisé en permanence et entouré de fenêtres qui ne s’ouvrent pas, du confort trouvé dans la routine banale.

Les deux humains qui avaient l’habitude de dire comme « on va chercher du thé, tu veux venir », « je vais à Whole Foods, tu viens » et toutes les autres choses banales que font les collègues ont soudainement arrêté de le faire. Ils se levaient simplement, marchaient, revenaient avec quelque chose à la main et me faisaient un petit sourire factice.

Les « compétences interpersonnelles » et « l’esprit d’équipe » cités sur mon c.v. se sont évanouis quand j’ai réalisé que le monde d’entreprise était faux et vide. Quand les gens du bureau me voyaient revenir de mes crises de chagrin, ils semblaient tous se demander, « elle a pleuré ou elle est gelée? ». Ce n’est pas comme si quelqu’un avait pris la peine de demander, mais c’est compréhensible compte tenu du malaise que sécrètent la mort et le deuil au sein de la culture américaine et, si je peux me permettre, des cultures occidentales en général.

C’est un de ces traumatismes auxquels nous nous accrochons tous, « ça n’arrive qu’aux autres, pas à moi ou à ma famille ». Jusqu’à ce que ça arrive. Désemparée, crispée, dérapant, s’enfonçant dans sa nouvelle réalité.

Le télétravail a d’abord été déroutant avant de se concrétiser lentement en une distance suffisante, une certaine liberté, un espace où m’isoler et oublier les « membres de l’équipe ». Les collations, les lunchs bihebdomadaires et les collègues avec qui prendre le train pour rentrer à la maison me manquaient, mais la dynamique du bureau ne m’a jamais manqué.  

Quelques mois après le début de la pandémie, l’équipe centrale a été réorganisée en deux services distincts et de nouvelles personnes ont heureusement été embauchées. Enfin, un gestionnaire qui me comprenait et un collègue avec qui je pouvais partager des blagues et la vérité, tous virtuels, tous sincères. La dynamique de travail s’est améliorée. Quelques mois plus tard, l’équipe extraterritoriale nous a rejoints, notre culture d’entreprise et sa signification se sont liées à la leur pour apaiser, inspirer et trouver la joie dans l’espace virtuel qu’on appelle travail.

La constatation que mon heure était venue de partir a motivé mon choix de me concentrer sur l’écriture, sur la poursuite de ma carrière de consultante et, enfin, sur l’achèvement de mon apprentissage de deux ans en entreprise. Ce que j’en fais maintenant dépend de ma propre persévérance, du savoir transférable et de la façon dont je peux les appliquer à des domaines que je n’ai pas encore découverts. 

À mesure que mon rôle et mes responsabilités transitaient du service à la clientèle à la formation et au développement de l’équipe extraterritoriale en question, la notion et la valeur des compétences transférables me sont venues à l’esprit. La relation que j’entretiens avec des personnes qui vivent à l’autre bout du monde allait bientôt devenir le point fort de ma vie professionnelle. La manière dont ils font plus que collaborer… Ils partagent leurs vies, leurs côtés créatifs, leurs amitiés, et tout le reste. J’ai envié leur culture « d’entreprise » et je m’y suis frayé un chemin pour échapper à la superficialité et à la placidité du professionnalisme et du décorum de la culture dans laquelle je vis.

La réalité qui est l’épaississement de la vitre opaque imposée entre chaque employé dans toutes les entreprises américaines et autres atténue l’excitation et freine le rapprochement. Est-ce que le fait d’amincir ou d’enlever cette vitre permettrait d’améliorer la communication en invitant à l’honnêteté, ce qui conduirait à une croissance plus durable de l’entreprise?

Alors que nous envisageons ce que représentera l’équité sociale dans les affaires, je m’interroge sur la validité du processus. Je me demande si c’est pour maintenir la nature impersonnelle du monde tel que nous le connaissons. Je réfléchis à ce que les entreprises gagneront à organiser des sessions EDI (équité, diversité et inclusion) tous les trimestres… 2 heures. 100 employés. 7 questions. 1 animateur. Combien de leçons apprises ? 

Il existe un mérite indéniable à discuter, à converser, à partager et à transmettre des pensées, des idées, des principes éthiques, mais la brièveté et la rareté du système actuel risquent de les étouffer. Imaginez un monde dans lequel tous les employés ne sont pas seulement encouragés à partager leurs idées et à faire part de leurs inquiétudes, mais où nous considérons tous cela comme une partie intrinsèque du fonctionnement des entreprises, au même titre que le pourboire dans le secteur des services.

On ne nous enseigne pas que tout travail revient essentiellement à être payé pour apprendre. Même en sélectionnant des maquettes à envoyer à des clients désireux de comprendre le fonctionnement de « notre » programme, on apprend. Même en se promenant, en conversant avec les différents chefs de service et les employés situés plus bas dans la hiérarchie, on apprend. Même en écoutant, en observant, la façon dont ils interagissent, dans les réunions, dans les couloirs, en sachant qui garde de la tequila dans son bureau, quels les choix font les ressources humaines lorsqu’il s’agit de planifier des événements, on apprend.

Mon parcours en entreprise m’a appris ce que le milieu corporatif implique et ce que je souhaite en faire. L’inspiration dans les possibilités de changement, la migration, les mises à niveau… Comprendre l’union fatale de ce qui doit être corrigé et de la manière d’y parvenir fonctionne comme une sorte de solution à l’exemple du problème de session EDI courte et peu fréquente. Le système ne peut être démantelé, il est semblable aux forêts dont les racines sont interconnectées, aux réseaux. Expansif. Devons-nous chercher à enrayer sa croissance ? Élaguer et couper ici et là? Fonctionner à partir d’espaces perdus et négligés à l’intérieur du système ? Je pose la question, car je souhaite en faire partie.

Le changement peut se faire de manière progressive. Pièce par pièce. Une coupe, une bosse, une vision et un tunnel.

All photos: Jané Seixas

À propos de l’autrice:

Iman M’Fah-Traoré est une Franco-New yorkaise. Née à Paris, elle a déménagé à New York dans sa jeunesse et s’est spécialisée en politique et gouvernance à l’université Ryerson de Toronto. Elle fréquente actuellement la New School for Global Studies à New York. L’écrivaine ivoirienne et brésilienne est impliquée au sein de The Womanity Project, une organisation à but non lucratif qui vise à promouvoir l’égalité des genres par des ateliers innovants. Elle travaille actuellement sur la publication de son premier livre de poésie. Ses écrits sont spécialisés dans les domaines suivants : LGBTQ+, deuil et traumatisme, poésie et essais sur la race et l’ethnicité.

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