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In spirit : Le sculpteur philosophe

Être avec mon grand-père sculpteur, c’est apprendre à regarder le monde. Un rayon de soleil qui tombe sur un vase, une branche sur un chemin, le rapport entre la couleur d’une assiette et celle de la nappe, tout est volume, forme, lumière. Chaque détail et moment deviennent sujets d’observation et possibilité infinie de fascination.

L’atelier est un lieu de tous les mystères, là où le monde est soudainement à portée de main, comme s’il en avait extrait la beauté : rétroviseurs et verres à pied brisés, bouts de métaux en pagaille, un galet ramassé dans le torrent, un crâne d’oiseau mort, un serpent conservé dans le formol, une racine biscornue, une fleur desséchée, tout est prétexte à observer et révéler le beau. De l’organique à la pièce usinée, ces rebuts qui traînent  dans les poubelles ou au bord de la route lorsqu’il était en ville, les découvertes aux abords des chemins de montagne, deviennent, dans son antre, un trésor. Il était maître en contemplation.

Ces deux grands yeux clairs, cachés derrière ses mèches de cheveux argent et ses lignes de vieillesses, pétillent en me montrant ses découvertes. Presque à chaque promenade, qu’elle soit en ville ou à la montagne, il revient avec quelque chose qu’il a trouvé.

J’ai vécu ces scènes mille fois, elles se sont imprégnées en moi comme le fer dans la chair . Il me fallait comprendre, j’étais intriguée par cette attention qu’il savait porter sur ce qui l’entourait. L’acte même de regarder vraiment quelque chose, d’être présent à ce qui se trouve devant soi, porte cette émotion forte, celle d’être touchée. C’est presque de l’ordre du secret, une intimité profonde que l’on partage avec le monde. C’est un art qui se cultive.

Ce ressenti qu’il fit naître en moi fut mon fil conducteur d’années de recherche et de questionnement qui, si je regarde le parcours jusqu’à aujourd’hui, n’a cessé d’être une inspiration. Plus encore qu’une initiation à l’art, petit à petit j’ai compris que c’était de la vie qu’il s’agissait : l’être qui cherche, qui met en question, qui apprend à ne pas tenir pour acquis, qui travaille avec cet espace de non-savoir, de déséquilibre où le vivant respire.

Il est des gens qui sont grands dans leur art, dans leur métier, dans leur domaine. Mais plus rares sont ceux qui possèdent l’habileté d’articuler leur savoir et de le partager. Le sens pédagogique est un élément à part ; un grand artiste ne fait pas forcément un grand pédagogue. Jean-Louis Raina était un artiste reconnu et fut aussi un enseignant qui savait amener l’autre à ouvrir on regard. “Monsieur Raina”, comme ses élèves l’appelaient, ou “Jean-Lou”, pour les proches amis et la famille. Il enseignait l’art plastique aux étudiants d’architecture des beaux-arts de Paris et il vécut  de son art toute sa vie, aux côtés de sa femme, Jeanne Tivoli, artiste peintre.

Le jour de la cérémonie de son enterrement, j’ai été surprise de découvrir que ce grand-père n’était pas seulement important pour nous, sa famille et ses petits-enfants, mais qu’il avait aussi été le mentor, l’ami, le confident, le maître de nombreuses personnes qui lui rendaient visite à l’atelier de Boulogne-Billancourt (Paris) ou à Théus (Hautes-Alpes), les deux endroits entre lesquelles le couple d’artistes vivait. Il apprenait à l’un à sculpter, à l’autre à faucher, au troisième à réparer les outils. Lorsque ses petits enfants passaient le voir, nous avions le droit de faire de la sculpture avec un peu de glaise, sous l’oeil très observateur et parfois dur de l’artiste qu’il pouvait être. Il aimait partager son savoir, et qui sait combien il regorgeait de connaissances. Mathéo, l’un de ses plus jeunes petit enfant écrit:

“ Il y a tellement de beauté dans ce monde, et trop peu de gens pour la voir!” . C’est la phrase qu’il a prononcée après avoir contemplé un simple bout d’écorce que Jeanne lui avait ramassé. Il suffisait qu’il pose son regard sur l’objet inerte pour qu’il prenne vie. C’est ce que Jean-Lou sut faire au quotidien : donner aux objets une partie de lui-même. Soudain, cette même écorce devient un visage, une danse, un homme, une femme, un enfant, un animal. Ce que j’admire le plus chez mon grand-père, c’est cette capacité à voir le beau, dans tout ce qui était, est et sera. La merveille réside dans l’éclosion de l’œuf, l’insecte, sa métamorphose, et enfin sa mort puis sa décomposition. En d’autres mots, la merveille réside dans chaque instant de la vie, reste à chacun la responsabilité de tendre les bras pour l’attraper.

Jean-Lou appréhendait la nature avec une admiration et un grand respect. Issu d’une famille de paysans, il est d’abord berger dans sa jeunesse puis devient apprenti ébéniste. C’est un peu avant ses 20 ans qu’il quitte Barcelonnette (Alpes de Haute-Provence) pour Paris afin de rentrer à l’école des beaux-arts et devenir sculpteur. La vie rude, mais aussi une connexion constante avec les textures et le travail de ses mains lui offrirent une sensibilité qu’il allait développer tout au long de sa vie. Sa connaissance de la terre et de la matière, du bois, de la nature, de la géologie, était omniprésente dans son travail, des éléments venus  de son histoire vécue au coeur de cette terre montagneuse et des cailloux des torrents dont il était issu.

Le banc de pierre de la maison de Théus est d’ailleurs encore aujourd’hui rempli des pierres qu’il avait pris l’habitude de rapporter de ses excursions des Alpes. Jean-Lou en avait toujours une dans sa poche. Je vois encore ses vieilles mains usées et rugueuses toucher avec finesse les contours de chaque pierre, unique par sa forme et sa couleur. Patiemment, il en polissait certaines avec un papier de verre, ce qui leur donnait cette douceur exceptionnelle sous les doigts. Enseigner comment voir, c’est aussi initier au toucher. Le sculpteur voit avec ses mains.

La sculpture ne se fait pas, elle se révèle. Jean-Lou parle de ce juste espace qu’il faut trouver entre le faire et le non-faire, entre l’action de sculpter et, simultanément, laisser à la pierre dicter à l’artisan la direction à prendre. La lumière est une matière vivante qui donne forme au monde. Puis les volumes, qui se caressent du regard, respirent dans ce passage de l’ombre vers le plus clair. Le corps, les végétaux, la vie, tout est un dialogue de forme.

On parlait souvent du travail du modèle, de l’importance de la présence et de la simplicité du mouvement, épuré, qui inspire l’oeuvre, même lorsqu’il s’endort sur la sellette. La muse et l’artiste sont en quête de la même chose : l’instant suspendu où plus rien n’est pensé. Il n’y a plus ni logique, ni réflexion, seulement une intuition évidente de l’espace à explorer, guidé par une sensation d’unité, goût de l’instant présent. Le geste découle de l’habileté à percevoir, le silence et l’écoute précèdent l’action.

L’acte de création, l’expérience de l’artiste, est un questionnement énigmatique qui a toujours fasciné, autant pour celui qui le vit que celui qui en est témoin. C’était une conversation que nous aimions avoir. Ici, je transcris l’échange que nous avons eu lors de ce qui allait être notre dernière rencontre (ce que je ne savais pas ce jour là), au cours de laquelle, lui et ma grand-mère parlent de ce processus alors que je les interroge sur leur expérience en tant qu’artistes.

Mariette : Je sens dans la création, une forme d’insatisfaction, comme quelque chose que l’on ne peut jamais toucher finalement…

Jean Lou : Regarde, le danseur se met constamment en danger de perdre l’équilibre et il le rattrape par son enchaînement de mouvements qui passe toujours par un moment d’équilibre, en fait, mais volontairement il se déséquilibre, pour continuer d’avancer. Autrement il reste là et il devient une momie. Dans la sculpture c’est pareil, il y a des moments où tu as l’impression de toucher à l’existence de ce que tu souhaitais faire, de ce que tu sentais inconsciemment, de ce que tu avais envie de réaliser. Tu vois, la tangente entre le sujet, le matériau, le moment, c’est une sorte de point d’équilibre. Mais demain tu prends un autre caillou, ou de la terre, et tout d’un coup tu es aussi débutant que quand tu as commencé… si ce n’est que tu as plus conscience que cette recherche, c’est ce qui te fait avancer.

Jeanne : Dans toutes les créations, c’est comme ça…

Jean Lou : Oui, donc finalement c’est une grâce d’avoir ça, d’avoir ce doute permanent.

Jeanne : Cette insatisfaction, c’est une souffrance, mais c’est aussi un don. Oui, c’est une chance…

Jean Lou :  … Et je crois que les choses auxquelles nous sommes le plus attachées c’est peut-être parce qu’il y a une part de soi qui s’est réalisée, en dehors de soi. Or, on est assez orgueilleux pour avoir envie de tout dominer. Tu te dis ”bon là j’ai atteint un résultat, c’est vrai que je me sens complètement impliqué, mais il y a quelque chose qui m’a échappé… ”. C’est ça l’état de grâce.

Jeanne : Tu le sens très bien quand ça arrive, peut-être pas tout de suite, mais après. Mais de toutes façons, c’est une souffrance, c’est sûr.

Jean-Lou : Oui oui, ça n’est pas rassurant.

PAUSE

Mariette : Et quand on touche quelque chose de l’ordre de l’état de grâce, il y a presque une sorte de nostalgie qui vient après, une joie très profonde et de la nostalgie en même temps… ?

RIRES

Jeanne : Ah oui, mais oui…

Jean Lou : Oui, ahaha, exactement.

Jeanne : … Parce que tu voudrais que ça arrive tout le temps.

Jean Lou : C’est bien qu’à ton âge tu en sois déjà à faire ce constat.

J’arpente l’atelier de Boulogne-Billancourt. Présence de tout son être, de son intention, de son regard, partout, à chaque recoin. Les bustes, les corps des danseuses et des musiciennes, les chevaux et les oiseaux. C’est tout un univers avec ses propres personnages qui existent dans cet atelier parisien. Maquettes, sculptures, moules, pierres, métaux, terre… jeu de matières et de textures, des différentes étapes de création. Sur la sellette, un bloc de pierre dégrossi ou les traits de fusains indiquent là où le burin va frapper la matière pour que la sculpture naisse.

 

L’homme est plus grand que lui même. Il est limité, et en même temps, possède cette possibilité extraordinaire d’être traversé par quelque chose qui le dépasse. C’est simultané. La grandeur n’est pas nôtre , elle n’a rien de personnelle. Vivre en étant en contact avec cette vie faite de détails et d’évènements, et aussi côtoyer ces instants où nous sommes traversés par des intuitions qui nous amènent au-delà de nous-mêmes est un cadeau. Cet élan de création nous rappelle que rien ne nous appartient et nous ramène à notre humilité.

Je me rappelle un après-midi avec ma grand-mère, dans son atelier. Elle me parlait de la nature et combien ses couleurs explosantes l’inspiraient pour peindre. Un volet bleu turquoise, un toit orange, un vase d’émail bleu profond orné de pivoines. Petite, je la revois arranger ses bouquets très simples, choisir la bouteille de couleur qui lui sera adéquate, et organiser deux vieilles pommes ridées et un coing sur la nappe pourpre. Mon grand-père vivait une vie de noir et blanc, de lumière et de volume, ma grand-mère est sans conteste l’artiste des couleurs.

Lorsque l’on se sent toucher par un détail comme un caillou ou un bout de verre brisé, un nuage ou la couleur d’une fleur créée par la nature, cet état d’émerveillement nous met en contact direct avec cette Vérité qui existe au-delà de soi. Ne peut réellement voir que celui qui abdique une partie de lui-même, une partie de son orgueil. Les actions que nous faisons ne viennent pas de nous, nous sommes portés par plus grand. Peu importe le nom que l’on donne, lorsque l’on s’émerveille devant une simple pierre, on peut pressentir l’évidence.

Il ne s’agit pas de se défendre contre des forces hostiles que l’on n’arrive pas à apprivoiser, il ne s’agit pas d’impuissance et d’ignorance, il s’agit de plénitude de la vie ; il s’agit de la joie infinie, il s’agit d’une liberté enfin reconnue, celle qui fait justement de notre puissance de choisir le pouvoir de nous donner, de tout donner en nous donnant. Combien de philosophes ont peiné pour définir la liberté, pour la concilier avec déterminisme, et il n’y en a peut-être pas un qui ait compris que le sens de la liberté, c’était justement de faire de nous-mêmes un don. Mais un don à qui, sinon à une générosité qui s’annonce comme telle au plus profond de nous ?

Maurice Zundel

Les articles sont rédigés dans le cadre des publications mensuelles du magazine Never Apart. Bien qu’ils soient en majorité basés sur un contenu académique et des observations de terrain qui suivent une méthodologie anthropologique, les articles sont rédigés dans un langage accessible. Ils se présentent sous forme d’un journal de bord qui mêle récits d’expériences directes, réflexions et références académiques. Mariette alimente ses écrits avec des photos qu’elle prend lors de ses voyages, tantôt de nature ethnographique tandis que d’autres ont une forme plus artistique.

Mariette Raina est diplômée d’un master en anthropologie de l’Université de Montréal. Elle enseigne un yoga qui fait écho à la philosophie du Shivaïsme tantrique non duel du Cachemire. Elle voyage régulièrement en Inde pour poursuivre ses recherches sur les traditions ésotériques des Tantras. Mariette est aussi artiste visuelle, employant la photographie notamment comme notes de terrain et exploration des cultures.

Crédits Photo

Bruno Tesse | 2, 7, 8, 9, 15, 16

Tonin Raina | 3

Desclozeaux | 14 (Livre Au bout de la rue, l’étang des jours – Peintres et Sculpteurs de Boulogne-Billancourt)

Mariette Raina | 1, 4, 5, 6, 10, 11, 12, 13

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