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In Spirit : Photographie et métaphysique, reflet du Soi

C’est dans la première moitié du 19e siècle que naît la photographie, une invention qui allait révolutionner le monde de l’image, et par extension, celui de la représentation. Aujourd’hui, l’appareil photo est devenu monnaie courante. Téléphone intelligent en main, il est notre compagnon quotidien. Il nous sert autant de prise de note, d’aide mémoire, qu’à capturer nos voyages ou les moments avec les personnes que l’on aime. Il fait partie intégrante de notre quotidien, parfait outil de travail et de communication.

L’utilisation de la photographie a changé au cours de l’histoire. Dans ses premières années, elle servait surtout de référence aux artistes des beaux-arts et aux anthropologues. Elle existait essentiellement comme procédé d’archivage. Petit à petit, le format compact de l’appareil photo permit de l’emporter avec soi plus facilement. Le boitier devint alors autant une manière de documenter le quotidien, qu’une exploration artistique qui gagna sa place aux côtés des autres arts.

Avec le temps, la photographie s’est coiffée de nombreuses utilisations et significations. Elle possède une place ambigüe, confrontante. À notre époque, elle est accessible à tous. Retouchée à l’excès dans le monde commerciale, elle est devenue l’emblème de la fausseté et de la fabrication. Ce rapport à l’image et son utilisation se sont établis en parallèle avec une société malade qui s’est perdue, lorsqu’elle a commencé à mettre en avant l’enveloppe des choses aux dépends de la connaissance de l’être intérieur. Nos valeurs se sont inversées, la photographie est l’analogie de cette société que René Guénon qualifie de “décadente”. Le monde moderne, sujet aux principes de consommation et du paraître, projette ainsi des images publicitaires où les corps et les symboles poussent la distorsion de l’être. La boulimie visuelle présente partout dans le système témoigne d’un décalage de la réalité poussé à son paroxysme. De fait, on l’associe aujourd’hui au comble de la superficialité.

Pourtant, la photographie n’est pas intrinsèquement superficielle, l’image n’est pas intrinsèquement une menace. Tout dépend, bien sûr, de son utilisation, mais surtout, du regard qui est à la base de sa production et de son emploi. Si elle peut représenter le pire de notre société, elle peut tout autant en refléter les plus hautes sphères des qualités et des valeurs humaines, et même devenir un accés vers un niveau métaphysique. Elle possède cette double face qui, lorsqu’elle est employée avec conscience, peut dire, suggérer, raconter l’histoire d’un autre monde où le subtil, le questionnement et la respiration prennent le dessus.

L’émir Abdel Kader, grand soufi du 19 siècle, embrasse l’invention de la photographie. Il perçoit le procédé photographique comme une métaphore contemporaine du « miroir » (al-marâyâ), l’un des symboles majeurs de la tradition soufie et plus particulièrement, de la lignée d’Ibn Arabie dont il descend : « Comme son maître, il professe la doctrine de la “théophanie” (tajallî ilahî) perpétuelle en ce monde. Dieu se rend constamment manifeste (jalî), il se mire dans le cosmos, dans des supports plus ou moins polis ».

Cette perspective conçoit que tous les éléments de ce monde sont des miroirs, des surfaces lisses, dans lesquelles le divin se mire. L’homme accompli (al-insân al-kâmil) possède une qualité plus « lisse » alors que certains autres le sont moins, un peu comme si le reflet était troublé par la poussière : « L’Être Réel (al-wujûd al-haqq) se contemple dans le miroir des créatures, en fonction de leur prédisposition (isti‘dâd), c’est-à-dire de leur degré de transparence à l’Être ».

Chaque chose composant ce monde sont des miroirs qui reflètent le divin à plus ou moins grande mesure. Cela ne fait pas des objets du monde des illusions, au contraire, c’est à travers eux que l’absolu se révèle. Éric Geoffroy écrit à ce propos que :

« la contemplation sans support de manifestation est impossible. Abdelel-Kader aime à citer ce vers :

L’éblouissement du soleil t’empêche de voir sa lumière ;

Mais quand un fin nuage le couvre, dès lors tu le peux.

Geoffroy poursuit : « Le voile possède cette double direction d’à la fois empêcher de voir, et de révéler, de même, la photographie fonctionne comme “des voiles et des dévoilements”. Dans le domaine métaphysique, on ne peut regarder sans voile, car sinon, soumis aux irradiations de la Lumière divine, on est instantanément brûlé. De même, dans le champ physique de la photo, si l’on ouvre trop le diaphragme, il y a surexposition, et l’on brûle la pellicule ».

Avec Abdel Kader, nous venons de voir comment le procédé même qui existe au coeur de la photographie est une allégorie du jeu divin et métaphysique. Ce que nous allons maintenant discuter est la manière dont elle est aussi, dans son emploi une exploration directe de soi.

Tout comme la danse, le théâtre ou la musique, la photographie est une représentation dans laquelle le monde se cache. Ces arts demandent un travail du corps et du regard où l’artiste cherche « l’instant juste », c’est-à-dire le moment où l’être est au plus possible délié de ses compensations et retrouve la globalité du monde qui l’entoure. Dans cet instant, l’artiste va souvent dire qu’il “s’oublie”, que ça n’est plus lui qui agit. La photographie artistique — celle qui utilise l’image comme une poétique visuelle — requiert un processus de recherche et de création qui laisse place au travail interne (le travail dit « interne » signifie que l’accent est mis sur le mouvement subtil du corps ou de l’émotion, au senti en fait, qui donne lieu à la forme externe : la forme découle de l’interne et pas le contraire).

L’autoportrait par exemple (à ne pas confondre avec la culture des « selfies ») est un procédé par lequel l’artiste se place en observateur de lui-même. Il est alors à la fois sujet et objet du regard. Cette double position neutralise l’identification, si l’on peut dire. Ce processus d’exploration permet une forme d’auto dérision, d’observation directe des peurs, des émotions, des compensations, une observation neutre qui amène un lâcher-prise. En d’autres termes, la photographie, tout comme n’importe quel autre art visuel ou art corporel, peut être abordée comme une manière de mieux se connaître, investiguer les principes que sous-tendent notre être et la réalité. Comme le dit Bruce Lee à propos des arts martiaux « En fin de compte, tous les types de connaissances sont synonymes de connaissance de soi. ».

Le processus photographique permet une exploration de ce jeu de projections. Au lieu de s’attacher à la représentation, il peut être utilisé comme une manière de décortiquer les mécanismes de de celle-ci,  une façon de s’exercer à l’observation de soi-même. Placer le geste, le son, l’expression, apprendre à poser la voix et le corps sur l’espace, tout ce travail est un plongeon au coeur des rouages de la vie elle-même : apprendre à voir les actions qui sont personnelles de celles où l’image de soi lâche prise. Comme le sculpteur travaille la terre pour laisser la sculpture émerger, l’artiste traditonel qu’il soit l’acteur, le danseur, le musicien et le photographe travaille la matière de la réalité pour en épurer des résidus personnels.

Mais laisser faire ne signifie être passif. L’approche traditionnelle des arts enseigne cet équilibre sur lequel tout se base : le non faire ou passivité de la volonté personnelle face à une totale activité de la présence, de l’écoute. La mise en scène, que l’on peut apparenter à une forme de fabrication, n’est pas pour autant fausse, pas plus que le spontané est non-fabriqué. En effet, les mouvements purement spontanés sont entachés de nos pathologies, de nos défenses et de nos biais. Le travail technique, la maitrise qui ne cherche pas à sécuriser, mais qui est guidé par l’écoute va alors permettre de lever les voiles qui empêchent le mouvement organique profond de se révéler, et vont ainsi permettre de retrouver cet espace de laisser-faire où la personnalité n’a plus rien à défendre. Les arts enseignent cela, cet équilibre fin entre le savoir-faire comme technique et le lâcher-prise qui mène à des instants d’inspiration, de grâce.

L’esprit à tendance à classifier et diviser le monde entre ce qui est superficiel et ce qui est profond, ce qui est spontané et fabriqué, ce qui m’aspire vers le bas et ce qui me permet de m’élever. Les approches mystiques non-duelles comme le soufisme ou le shivaïsme cachemirien, tout comme certaines techniques corporelles telles qu’on a pu les voir avec le théâtre, les arts martiaux ou la danse, explorent cette autre possibilité où  les extrêmes cohabitent dans un équilibre que seul le senti peut percevoir. L’esprit ne peut que diviser. Le senti, lui, fait l’expérience directe des opposés qui existent simultanément dans un tout indivisé. L’expérience profonde non pensée ne connaît que la globalité où les contraires disparaissent. Rien n’est en bas, rien n’est en haut, car toute manifestation vient du processus profond de la dynamique même de la vie. Rien ne peut m’empêcher ni de voir ni de toucher cet espace essentiel auquel j’aspire tant.

À travers cette compréhension, on réalise que ce n’est pas en cherchant l’autre l’extrême de ce qui me dérange que je vais me trouver, mais que c’est au contraire en restant dans la zone de senti que tout se passe. Lorsque le boxer se fait frapper sur le ring, il ne se défend pas psychologiquement contre le coup, son corps va donc être capable de l’absorber. Quand une pression se fait, il ne faut pas essayer de la relâcher, il faut au contraire laisser serrer, laisser vivre ce mouvement, qui va se traverser lui-même. Le lâcher-prise n’advient pas dans le « contre », mais au contraire lorsque les résistances vivent, s’expandent et finissent par se traverser.

L’allégorie de la photographie me ramène à ce questionnement, à cette investigation. L’image, le corps, l’identité, éléments jugés superficiels, ne sont en fait pas ce qui m’empêche, mais ce qui me permet d’aller plus loin. Tout se joue dans le regard. Comme en parle Rumi dans le Masnavi, le véritable regard est celui qui se tourne vers l’intérieur, c’est-à-dire l’introspection. Et, si l’on observe correctement, tout me permet de me ramener à cette investigation de la réalité, rien n’est jamais trop superficiel ou à côté. Ibn Arabi fait écho à Rumi lorsqu’il écrit :

« Aussi Dieu a-t-il donné au serviteur deux yeux, l’un extérieur, l’autre intérieur. Avec l’œil intérieur, il regarde le non manifesté ; avec l’œil extérieur, il regarde le manifesté. Il est ainsi comme un isthme (barzakh) entre ces deux mondes et ne doit pas s’engloutir entièrement dans l’un à l’exclusion de l’autre. S’il le fait, il est comme borgne. (Ibn Arabi)

Dans la même résonance, Peter Brook écrit à propos du théâtre que “la difficulté consiste à ne pas séparer les vérités éternelles des variations superficielles”.

La photographie ne devrait pas imposer, ne devrait pas crier. Elle est là pour poser ce regard silencieux, plein de tendresse, sur ces zones qui sont nos points de tensions, nos lieux de résistance. Ce regard est une célébration, là où les problématiques ne sont pas un problème, les tensions ne sont pas à détendre. Il n’y a que cette écoute qui importe, et c’est par là que tout se dévoile. Je laisse les derniers mots à Krishnamurti qui nous rappelle que :

“La destruction est essentielle. Non pas celle des bâtiments ou des choses, mais celles des subterfuges et des défenses psychologiques, dieux, croyances, dépendance à l’égard des prêtres, expérience, savoir… Sans destruction, aucune création n’est possible. La création ne peut naître que dans la liberté. Et ces défenses ne peuvent être détruites par un autre ; c’est par une lucide connaissance de soi que l’on parvient à cette négation.

La révolution, sociale, économique, changera seulement les formes extérieures des choses ou des états d’esprit ; qu’elle agisse en cercles s’élargissant ou se resserrant, son changement restera limité au champ de la pensée. Pour accomplir une révolution totale, le cerveau doit renoncer à tous ses mécanismes intérieurs et secrets, que sont l’autorité, l’envie, la peur et le reste.

La force et la beauté d’une tendre feuille résident dans sa vulnérabilité. Comme un brin d’herbe poussant entre les pavés, elle possède une force défiant la destruction”. (Krishnamurti)

Crédits et description photos

1 – Après-midi d’hiver, 2017. Autoportrait, Mariette Raina. Noir et Blanc, medium format rolleiflex.

2 – Miroir, 2018. Photo et lumière par Matéo H Casis. Post-production par Stef D., Modèle Mariette Raina.

3 – Reflet,, 2018. Photo par Mariette Raina. Modèle Sarah Ehsani.

4 – Introspection, 2018. Autoportrait Mariette Raina. Maquillage Katérie Portelance.

5 – Orchidées, 2018. Photo, concept et style Damian Siqueiros. Concept, style et création originale Natalia Baquero. Modèle Mariette Raina.

 

À lire et à écouter

Métaphysique et modernité chez Abd el-Kader : la photographie comme théophanie, Éric GEOFFROY.

Carnets, Krishnamurti.

Masnavi, Djalâl ad-Dîn Rûmî.

L’espace vide, Peter Brook.

Bruce Lee ‘the lost interview https://www.youtube.com/watch?v=Ze_hfMw8JFg

La maison soufie : L’Émir Abdel Kader au miroire de la photographie, par Ahmed Bouyerdene

Les articles sont rédigés dans le cadre des publications mensuelles du magazine Never Apart. Bien qu’ils soient en majorité basés sur un contenu académique et des observations de terrain qui suivent une méthodologie anthropologique, les articles sont rédigés dans un langage accessible. Ils se présentent sous forme d’un journal de bord qui mêle récits d’expériences directes, réflexions et références académiques. Mariette alimente ses écrits avec des photos qu’elle prend lors de ses voyages, tantôt de nature ethnographique tandis que d’autres ont une forme plus artistique.

Mariette Raina est diplômée d’un master en anthropologie de l’Université de Montréal. Elle enseigne un yoga qui fait écho à la philosophie du Shivaïsme tantrique non duel du Cachemire. Elle voyage régulièrement en Inde pour poursuivre ses recherches sur les traditions ésotériques des Tantras. Mariette est aussi artiste visuelle, employant la photographie notamment comme notes de terrain et exploration des cultures.

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