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In Spirit: Kamakhya, terrifiante féminité

Écrit par

Mariette Raina
octobre 4th, 2018

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Kāmākhyā, ville de la déesse. Le rouge est au parfum, que ce soient les rituels, puja, ou les tissus dont les prêtres, pujari, se parent dans les temples. C’est la couleur de l’énergie féminine. En arrivant à l’aéroport de Guwahati, un taxi nous mène jusqu’au village. C’est souvent en haut des collines que l’on retrouve d’importants temples de la déesse, importants pas seulement pour leur taille ou richesse, mais surtout pour leur portée ésotérique.

La légende raconte que lorsque sa femme Sita fût tuée, Shiva se mit à parcourir le pays de sa danse cosmique, portant son épouse sur ses épaules. Dans le ravage que son deuil créait, Vishnu intervient et coupe Sita, dont les morceaux tombèrent à différents endroits du pays.

« Pris dans leur ensemble, ces Pīṭha constituent le corps entier de la déesse » (Diana Echk)

Ces lieux devinrent les 51 Śakti Pīṭha. Depuis des centaines d’années, ils sont des destinations de pèlerinage de prédilection où la déesse est vénérée. L’organe sexuel de la déesse, son yoni, tomba sur la montagne de Kāmākhyā. Le village devint un lieu reconnu pour ses rituels tantriques transgressifs.

« Kāmākhyā est, pour une tradition littéraire tantrique, le lieu où se pratique une sexualité secrète et déviante, où ont lieu des rites secrets, qui adorent la déesse par le sexe” (Loriliai Biernacki).

Le premier jour de visite, je m’aventure dans une ruelle au-delà du chemin typique où les boutiques de puja bordent l’allée. Il n’y a que des maisons. Alors que les marches montent, rapidement mon fidèle compagnon de voyage et moi-même arrivons au sommet d’un petit chemin qui déboule sur ce qui semble être la forêt tropicale originelle. Nous commençons alors à descendre pour découvrir, une quinzaine de minutes plus tard, un magnifique Banian aux racines incomparables qui marque l’entrée d’un temple majestueux. Ici, deux hommes nous reçoivent avec générosité désintéressée. Ils nous indiquent une petite caverne dans laquelle nous pénétrons pour déposer nos respects à la déité. Alors que nous en sortons, l’un des hommes nous fait signe d’y retourner en nous faisant comprendre tant bien que mal que nous devont ressortir par l’autre côté. Nous retournons alors dans la caverne, rampons sur des sortes de marches glissantes et pataugeons dans de l’eau croupie enserrée entre deux énormes rochers, pour finalement ressortir de l’autre côté où trois magnifiques Ganesh nous attendent. Il nous fait alors signe de suivre les quelques marches qui mènent vers une nouvelle grotte, cette fois plus en contrebas, et d’en sortir de nouveau par une fente si petite que cela demande tout un jeu de placement de contorsion pour ne pas rester coincés.

Nous sommes invités par le jeune pujari dans l’enceinte centrale du temple où le feu sacré fume, entouré de tridents, trishul, de fleurs et d’objets dévotionnels. 

 

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À travers l’Inde, les temples de la déesse sont souvent construits dans la montagne elle-même. Les murs sont les rochers, les enclaves deviennent des niches de vénération. À Kāmākhyā, la métaphore est poussée à son paroxysme, où la visite du temple ressemble à un voyage dans la terre, à l’intérieur de l’être. La déesse est la colline elle-même, la montagne est son propre corps. Il est dit que lorsque l’organe sexuel de Sati tomba sur la colline, il devint pierre. Loriliai Biernacki écrit, à propos d’une autre légende où la déesse s’immole par le feu pour suivre son mari sur le bûcher funéraire, que “le corps devenu cendre maintient l’image de la femme chaste, tandis que la partie du corps pétrifiée de la déesse devient le lieu du transgressif, un lieu où prolifèrent sorcières et magie noire”.

Dans le rituel tantrique, la représentation féminine qui s’incarne par l’image de la déesse est terrible et pleine de pouvoir. La déesse contrôle sa propre énergie sexuelle. Plus elle est indépendante de sa contrepartie masculine, plus elle est terrifiante. Mais cette image de la déesse pleine d’agentivité n’est pas antinomique avec celle de la protectrice, ou encore avec celle de la partenaire du pratiquant masculin des rituels tantrique mentionnés dans certains textes anciens.

En effet, ces mentions ne sont pas des “hommes” ou des “femmes” sur le plan physiologique, mais sont à comprendre sur le niveau archétypal. En ce sens, chaque rôle peut être assumé aussi bien par un homme que par une femme. L’important n’étant pas le sexe physique de la personne, mais l’archétype qu’il laisse vivre à travers son corps. La féminité, comme femme mariée ou douce, n’est donc pas aux antipodes de l’énergie de la déesse dévorante. Elles existent simultanément sur des plans parallèles et différents aspects de la vie.

“Ces deux pôles de la chaste épouse et de la sorcière convergent dans l’image de Satī qui est à la fois l’image de la femme chaste et, dans Kāmākhyā, la formule emblématique de la sexualité pure et de la magie noire. Que les deux représentations découlent de l’unique figure de Satī pointe vers une identité fondamentale entre ces deux images de la femme, deux côtés d’une seule pièce. ” (Loriliai Biernacki)

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Au niveau métaphysique, archétypal, l’homme est le potentiel masculin inerte et l’énergie féminine en est le potentiel de manifestation. Shiva est pleine Conscience statique, Shakti le mouvement par lequel il peut se révéler tel que “Sans le pouvoir et l’énergie de la Shakti, Shiva, dit-on, est un shava, un cadavre”. C’est ainsi que Kali est souvent représentée debout sur Shiva, où “Shiva est petit et inerte, car il dépend de Shakti qui étend sa présence spirituelle dans le monde”. (Diana Heck).

En devanagari, Shiva s’écrit शिव. Si on retire le “i” qui se place devant le “sh”, alors “shiva” devient “shava”  शव, cadavre. Le “i” est donc l’énergie, la shakti, par lequel Siva peut s’incarner. On voit là que même au cœur même de la composition du mot et du rapport de ses lettres (il est dit que le sanskrit est la langue parfaite des Dieux) le principe masculin statique devient principe actif lorsqu’il est associé à l’énergie féminine.

Le principe féminin, en tant que mère et procréatrice, généreuse et féconde (telle que Lakshmi par exemple) devient de plus en plus terrible alors qu’il gagne son indépendance (Kali). Néanmoins, il ne réside ici aucune opposition, mais au contraire un continuum du visage de la déesse plus exotérique (bienveillante) ou ésotérique (terrible). Ce continuum n’est pas non plus à comprendre comme une évolution linéaire, mais plutôt comme une simultanéité verticale, où la déesse symbolise un principe unique, prenant divers visages en fonction de la perspective que l’on adopte. René Guénon va même plus loin lorsqu’il écrit que:

“Dans l’Inde, on peut parler d’ésotérisme au sens propre du ce mot, parce qu’on n’y trouve pas une doctrine à deux faces, exotérique et ésotérique ; il ne peut être question que d’un ésotérisme naturel, en ce sens que chacun approfondira plus ou moins la doctrine et ira plus ou moins loin selon sa propre mesure de ses propres possibilités intellectuelles, car il y a, pour certaines individualités humaines, des limitations qui sont inhérentes à leur nature même et qu’il leur est impossible de franchir”.

La déesse qui représente la résorption de la manifestation vers la pleine Conscience, la mort de toute dynamique, est Chamunda. Son corps émacié est la métaphore incarnée de l’être qui meurt à lui-même, de l’égo qui se vide de son potentiel de création, de l’être mourant à lui-même dans la reconnaissance de sa propre Conscience.

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À Kāmākhyā, dans les grottes, enclaves et fentes on trouve les petites lampes à huile qui éclairent l’ombre humide et les recoins. Ce voyage dans les grottes de la déesse, l’expérience de s’extirper d’entre les rochers, réveil la sensation d’être accouchée, de sortir du sexe même de la déesse.

Sur le chemin spirituel, il est considéré que le dévot possède deux naissances: la naissance du corps incarné et la naissance de la réalisation à soi-même, de sa véritable identité. La grotte apparaît ici comme une forme de métaphore physique de la naissance interne de l’être à la Conscience. Si la déesse est vénérée, c’est surtout la dynamique de révélation à ma nature profonde qui l’est.

De retour à Varanasi, je partage avec mon amie indienne mes découvertes à Kamakhya, avide de connaitre son point de vue. Elle me dit deux choses importantes: premièrement, l’acte de s’extraire de la caverne est aussi une métaphore qui exprime que la vie et le chemin menant à la réalisation de sa véritable nature demande une forme de travail, de sacrifice, que ce n’est pas une chose acquise. Deuxièmement, elle explique que de nos jours, les gens font encore des sacrifices d’animaux, mais ont oublié le sens véritable de cet acte. Elle exlique que « couper la tête signifie la mort de l’ego. Parce que le mental est dans la tête, l’identification vient de l’esprit. La tête coupée, c’est la destruction de l’égo. Nous ne devrions plus faire de sacrifices d’animaux, la seule chose que nous devrions donner à la déesse, c’est nous-mêmes. C’est l’offrande ultime.  »

Celui qui voit la réalité n’est plus attaché à son image, non pas parce qu’il est « détaché » mais simplement parce qu’il a vu clairement que ce n’est qu’une création de l’esprit, un simple reflet de la Conscience créatrice exprimée à travers l’une des formes de la manifestation illimitée. Cette réalisation, quand elle s’incarne dans le corps et dans chacune de ses cellules, permet à certains êtres particuliers d’exister qui, éventuellement, témoignent de cette Réalité. En Inde, la lignée des grands maîtres connaît les noms de Nisargadatta Maharaj, Ramana Maharshi ou Sri Anandamayi Ma, ou plus récemment de Jean Klein, et même certains issus de la culture indienne mais qui résonnent de la même reconnaissance, telle que Byron Katie.

“Les gens me demandent comment je peux vivre si rien n’a de sens et si je ne suis personne. C’est simple. Nous sommes vécus” (Byron Katie)

La culture indienne a su mettre en forme de manière très colorée ce voyage initiatique, retour vers soi-même. Temples, pierres, sculpture, deviennent l’enseignement le plus profond et le plus simple, caché pour celui qui n’est pas prêt à se rencontrer, et si évident pour celui qui est appelé.

“Comment expliquer une expérience spirituelle le plus souvent ineffable — car reliée à des réalités invisibles — sinon par des symboles ? Le symbole, précisément, a pour fonction de faire pointer les réalités du monde phénoménal vers des réalités d’un ordre supérieur, où elles ont leur principe et leur fin” (Éric Geoffroy, un éblouissement sans fin).

Alors, c’est finalement seulement à propos de cela. Laisser les symboles s’évaporer, oublier les images, n’en garder que le parfum, se laisser guider par ce qui se cache derrière. Se donner au rien, baigner dans l’intensité du regard qui oberve ce qui se présente. C’est là le véritable voyage.

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Les articles sont rédigés dans le cadre des publications mensuelles du magazine Never Apart. Bien qu’ils soient en majorité basés sur un contenu académique et des observations de terrain qui suivent une méthodologie anthropologique, les articles sont rédigés dans un langage accessible. Ils se présentent sous forme d’un journal de bord qui mêle récits d’expériences directes, réflexions et références académiques. Mariette alimente ses écrits avec des photos qu’elle prend lors de ses voyages, tantôt de nature ethnographique tandis que d’autres ont une forme plus artistique.

Mariette est diplômée d’un master en anthropologie de l’Université de Montréal. Elle enseigne un yoga qui fait écho à la philosophie du Shivaïsme tantrique non duel du Cachemire. Elle voyage régulièrement en Inde pour poursuivre ses recherches sur les traditions ésotériques des Tantras. Mariette est aussi artiste visuelle, employant la photographie notamment comme notes de terrain et exploration des cultures.

Photos par Mariette Raina

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Commentaires (5) (Cacher)

  1. Magnifique récit. Très inspirant. Merci Mariette!

  2. Gratitude
    Gratitude

  3. Je ne regarderai plus de la même façon ces apparitions figurées de la cuture indienne…merci.

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