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La philosophie du low-tech : Un entretien avec Kris De Decker

Écrit par

Aaron Vansintjan
juillet 17th, 2019

Je suis dans un chalet sans accès routier, sans connexion au réseau électrique, sans système d’égout et sans eau courante. On y trouve plutôt un petit canot pneumatique, un vieux panneau solaire installé dans les années 1990, une toilette à compost et un petit filtre qui pompe l’eau à même le lac. Et tout fonctionne vraiment, vraiment bien, mais il y a tout de même quelques inconvénients.

Ce matin, j’étais sur le toit avec deux téléphones intelligents et un iPad, les tournant dans tous les sens pour obtenir de la réception cellulaire. J’étais en manque de réseau. Quand ces deux barres magiques sont apparues, j’ai rapidement essayé de me connecter à Facebook, mais sans succès.

Je n’avais pas vraiment besoin de Facebook ; j’essayais de lire un article sur solar.lowtechmagazine.com. Quand j’ai tapé l’URL dans mon navigateur, il s’est chargé presque immédiatement. Lancé plus tôt cette année, le site est 10 fois plus petit que le site WordPress conventionnel. Et il est alimenté par le panneau solaire d’un appartement de Badalona, en Espagne.

Monsieur Lowtech

Le bureau de Kris De Decker est hors réseau. Sont installés sur son balcon plusieurs panneaux solaires qui alimentent son ordinateur portable et, juste à côté de sa table de travail, se trouve un train miniature — je reviendrai sur le train plus tard. Il est l’éditeur et la plume principale de Lowtech Magazine, son gagne-pain depuis près de douze ans.

Vous pouvez imaginer certaines des réactions que Kris obtient. « Je reçois parfois ce commentaire de la part des lecteurs, “Oui, mais vous utilisez internet — quelle ironie ! Monsieur Lowtech utilise un internet de pointe pour dire au monde entier d’être critique face au progrès technologique !” » Plutôt que d’ignorer ces commentaires désobligeants, Kris les a pris très au sérieux. « J’essaie toujours de mettre en pratique ce que je prêche, principalement parce que c’est une approche de recherche très intéressante. Il faut vivre ce que l’on écrit. J’ai donc décidé de mettre mon bureau hors réseau. »

C’est cette notion qui l’a poussé à mettre sur pied un site web alimenté par l’énergie solaire avec l’aide de Marie Otsuka et Lauren Traugott-Campbell, deux étudiantes de la Rhode Island School of Design, ainsi que Roel Roscam Abbing, un artiste basé à Amsterdam.

Le site est d’une esthétique saisissante. Ceci est dû en grande partie aux images dithered ou tremblotantes, un moyen de redimensionner les images à 1 bit et de réduire considérablement la mémoire qu’elles occupent, leur temps de téléchargement et, par le fait même, l’énergie qu’elles consomment. Cet outil d’affichage d’images a d’abord été développé pour les premiers sites web, mais a été largement abandonné avec le temps. Il s’avère que la philosophie low-tech de Kris s’applique également à la conception d’un site web alimenté à l’énergie solaire. « Je crois que quand on cherche une solution à un problème, il suffit de se tourner vers le passé et j’ai découvert qu’il en va de même pour l’internet. Si vous voulez résoudre la problématique croissante de la consommation énergétique de l’internet, vous n’avez qu’à regarder l’historique du design web pour voir où les choses se sont gâtées. »

Mais apparemment, ce n’était pas assez low-tech. Oui, le site web de Kris peut résister à une panne de courant ou une défaillance des fermes de serveurs, mais qu’arrive-t-il si le soleil ne brille plus sur Badalona et que la batterie s’épuise ? Kris s’est donc mis au travail pour développer un site web encore plus low-tech : un site web imprimé — autrement dit un livre. « C’est vraiment la forme la plus low-tech du site web, dit Kris. Bien sûr, c’est seulement grâce à l’internet que je peux le vendre et que les gens me connaissent, mais la raison pour laquelle nous retournons au papier est qu’il a encore ses avantages uniques : il ne disparait pas s’il n’y a pas de courant. »

Alors que j’écris cet article, je peux voir que la batterie qui fait fonctionner le serveur du site web est à 15 %. Quand le serveur tombera en panne ou quand je n’aurai plus de service sur mon téléphone, je n’aurai qu’à prendre le livre, publié cette année, que j’ai pris soin d’apporter au chalet pour les moments où je n’aurai pas envie de grimper sur le toit.

Qu’entend-on par low-tech ?

Mais qu’est-ce que le low-tech ? Bien que Kris y ait réfléchi pendant plus d’une décennie, il n’a pas de réponse claire à offrir. « Je ne suis pas philosophe. Je montre les choses par des exemples très concrets et je ne peux expliquer le low-tech qu’à l’aide d’exemples. » Il me donne donc un exemple: « Si vous mettez mon ordinateur portable et ma machine à écrire l’un à côté de l’autre et que vous me demandez ce qui est high-tech et ce qui est low-tech, la réponse est évidente. Mais lorsque vous placez la machine à écrire à côté d’une plume, c’est évidemment la machine à écrire qui est high-tech. Et si vous remontez encore plus en arrière, alors vous écrivez dans le sable. Ce qui est low-tech aujourd’hui n’est pas low-tech demain. C’est un concept complètement relatif. »

D’une certaine façon, parler de low-tech est plus une position critique. « Le low-tech s’interroge principalement sur l’idée qu’avoir plus de technologie est toujours mieux. » De nombreuses solutions proposées visent à augmenter le niveau de complexité. « Regardez ce que nous essayons de faire avec les voitures, dit Kris. La voiture crée des problèmes, alors nous fabriquons des voitures électriques. Nous la rendons de plus en plus complexe en lui donnant un logiciel autopilote, en lui ajoutant encore plus d’infrastructure… Ça ne résoudra pas le problème, ça ne fera que l’aggraver. Vous introduisez plus de facteurs de complexité, vous devrez en réparer plus après. »

La dictature du présent

Pour mieux comprendre ce que Kris entend par low-tech, il est préférable de parcourir le site. Au cours des douze dernières années, Kris a recueilli des exemples de technologies improbables que les gens utilisaient il y a des siècles et qui, si nous les utilisions maintenant, pourraient résoudre un grand nombre de nos problèmes. Passez un peu de temps à parcourir les archives de Lowtech Magazine et vous ressentirez l’ivresse de la possibilité infinie, mais sans le mirage édulcoré des promesses high-tech des Elon Musks de ce monde.

Kris me dirige vers la rubrique des trolley canal boats. Couramment utilisés en Europe occidentale au début du XIXe siècle, ces bateaux de marchandises ou de passagers et leurs variantes locales étaient alimentés par des lignes électriques au-dessus des canaux, comme les tramways modernes. « Quand je les ai découverts, je me suis dit que ce n’était pas vrai, que c’était une blague. Tout le monde parle de voitures électriques de nos jours, mais ces bateaux sont beaucoup plus intelligents et plus durables, car ils n’ont pas besoin de batterie. »

Lorsqu’on leur présente de telles idées, les gens répliquent souvent qu’elles ne sont pas pratiques, qu’elles ne pourront pas être mises à l’échelle. Mais Kris souligne que les systèmes de trolleybus étaient partout. À lui seul, le « bateau trolley sur canaux » a parcouru des milliers de kilomètres. « Les gens sont convaincus que les autobus diesel sont plus efficaces parce qu’ils n’ont pas besoin de lignes électriques. Mais, oui, le problème c’est qu’ils foutent la planète en l’air. Si vous y réfléchissez un peu plus, quelques lignes électriques au-dessus de votre canal seraient peut-être mieux. »

Bâtir un monde différent

Quand Kris fait une pause, il se met souvent à bricoler le train miniature qui se trouve derrière son bureau. Ce n’est pas n’importe quel train, il fonctionne avec des panneaux solaires et il est relié à une mini usine à vapeur. « Il ne fonctionne que quand le soleil brille. Mais Adriana le trouve très laid. » Ce train jouet n’est pas (seulement) un passe-temps d’enfance poussé jusqu’à l’obsession adulte malsaine, c’est surtout une source d’inspiration. Lorsqu’il l’a installé pour la première fois, Kris a réalisé qu’il pouvait déterminer la vitesse du train en déplaçant le panneau solaire au soleil ou à l’ombre.

« C’est une observation précieuse, car elle signifie qu’on peut utiliser l’énergie solaire et l’énergie éolienne sans aucun stockage d’énergie. Si vous vous adaptez à la météo et acceptez le fait que le train ne roule que lorsque le soleil brille, tout continue à fonctionner de toute façon. »

Les gens l’accepteraient-ils vraiment ? Kris est d’accord avec le fait que ce serait très différent du monde d’aujourd’hui, mais il remarque que nous faisons déjà beaucoup de choses en fonction de la météo. « Si tu fais de la planche à voile, tu sors quand il y a du vent. Si tu aimes aller à la plage, tu y vas quand il fait beau. S’il neige, tu vas skier. Nous faisons des choses très différentes pendant l’hiver que pendant l’été. L’agriculture est totalement basée sur les saisons. »

Kris souligne l’importance de comprendre l’histoire. Notre capacité à nous dissocier des conditions météorologiques — comme la construction de pentes de ski de 25 étages au milieu du désert comme on trouve à Dubaï — est en fait extrêmement récente et de courte durée. « Nous vivons une situation très inhabituelle qui nous permet de faire tout ce que nous voulons, une situation très anormale où nous avons une source d’énergie temporaire qui nous permet de faire ce que nous voulons quand nous le voulons. Et si vous devenez accro à ça, vous aurez des ennuis parce que tout sevrage qui suivra ne sera pas agréable du tout. »

Extrêmement en ligne

Je pense à la vie au chalet. Je viens ici, non pas parce que je déteste la technologie ou parce que je veux fuir la société; comme beaucoup de gens que je connais, je trouve parfois nécessaire de me limiter. Certains amis ferment régulièrement leur compte Facebook, se débarrassent de leur téléphone ou passent du temps à la campagne, où la vie est plus facile à vivre. Beaucoup de PDG de la Silicon Valley ne laissent pas leurs enfants utiliser les médias sociaux, car ils savent, plus que quiconque, à quel point leurs sites web sont addictifs.

« L’une des principales raisons pour lesquelles la consommation d’énergie pour l’internet ne cesse de croître, dit Kris, est que nous sommes plus souvent en ligne. Il se demande pourquoi nous n’avons pas de sites web avec des heures de fermeture ou des sites qui, comme le sien, dépendent du temps qu’il fait. Les utilisateurs se diraient peut-être, “ Ce n’est pas si mal, je pourrais revenir plus tard. »

De par sa conception même, le site web à l’énergie solaire a été conçu pour illustrer l’infrastructure qui l’alimente. « Nous avons cette idée que tout est dans les nuages, que ce n’est pas tangible. Mais c’est aussi concret que tout le reste. C’est pour ça qu’il y a un indicateur de charge devant vous quand vous consultez le site. Le site veut vous montrer le vrai fonctionnement de la chose. »

Un pied sur la pédale de frein

L’instant présent est en plein essor. « Nous savons qu’un sérieux virage approche, mais plutôt que de ralentir, nous accélérons, explique Kris au terme de notre conversation. Les gens croient qu’accélérer permettra de sauter par-dessus le virage et d’atterrir de l’autre côté de la montagne ou quelque chose comme ça. Et bien, je suppose que tout est possible. » Mais si Kris a appris quelque chose, c’est que l’histoire nous montre que l’atterrissage se déroule rarement sans incident. « Si vous investissez en bourse, ils vous diront que le passé n’est pas garant de l’avenir. Ce n’est pas parce que vous achetez des actions qui ont augmenté qu’elles continueront de grimper. Il en va de même pour la technologie. Les gens disent, “Nous trouverons autre chose, nous trouverons une autre source d’énergie.” Mais il n’y a aucune garantie que nous la trouverons. Et si nous trouvons bel et bien cette nouvelle source d’énergie, nous serons complètement foutus. »

Le site web à l’énergie solaire de Kris est entièrement alimenté par un appareil électronique plus petit qu’un téléphone intelligent, mais les idées que l’on peut y trouver sont grandes. Le train de la civilisation avance à toute allure. Ces idées inspireront peut-être des personnes à appuyer un peu sur la pédale de frein. Lorsque j’aurai fini d’écrire cet article, je devrai remonter sur le toit pour l’envoyer à mon éditeur. Mais ça ne me dérange pas vraiment.

Aaron Vansintjan écrit sur l’écologie, la politique et les villes et vit à Montréal, au Canada. Lisez-le sur twitter à @a_vansi.

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