Mon appartement

L’autosoin, l’autoacceptation, l’autoassistance, maintenant une véritable industrie, étaient plus difficiles à acheter que ce à quoi j’étais habituée. J’ai grandi dans le dégoût de soi et l’autocomparaison, l’art d’apprendre aux jeunes filles que l’approbation de soi ne peut être obtenue que par des douleurs savamment orchestrées par sa propre personne.
Il s’avère que l’autosoin se vend beaucoup mieux.
La lutte pour l’amour-propre, mon propre cours obligatoire à l’université, a été un choc après avoir maîtrisé avec brio la haine de soi tout au long du secondaire. Ma dépression m’a appris ce qu’était la douleur. Elle m’a appris qu’il n’y avait pas de gain dans mon destin; elle m’a appris à faire du mal, mais, malgré ses efforts mal intentionnés, elle m’a également appris ce qu’était l’amour. Le genre corrompu et inévitable, au début. Ses pensées méticuleusement plantées ne souhaitaient pas être une pomme, le fruit sans aile, voué à la chute et la pourriture. Ses pensées ont voyagé le long de leur maison creuse, à travers des chemins microscopiques vers l’humidité et des formes de vie infinies. Elles ont proliféré, comme le fait la mousse.
Je lui ai écrit une fois, à ma dépression, pour lui présenter mon avis d’émancipation. « Dépression, je t’aime. Diablesse, je ne peux pas m’empêcher de trouver du réconfort dans ton toucher froid. Tu me tiens dans tes bras flétris. Dans tout, sauf dans la tendresse, je me suis réfugiée en toi. Inconsciente de ton mauvais sens. » ai-je raconté. Comme une enfant marquée par la trahison, j’ai vociféré : « À ton tour de perdre tout le pouvoir que tu m’as volé. Tu ne seras que misère. » Je me fis cruelle. « Enfermée dans une prison dont tu auras été l’architecte. Flétris. Tremble. Noie-toi. Brûle. Péris. Lève-toi. Pour retomber ensuite. Et encore. Et encore. Et encore. » Finalement, je l’ai achevée, « Toute cette négligence. Je m’en vais. Je te quitte comme tu as toujours été. Mais j’ai changé. Je suis forte. Même assez forte pour me défaire de la seule protection que je pense avoir. Merci? Non… pour la liberté, c’est moi que je remercie; pas toi. Espèce d’idiote. Adieu. »
Les mécanismes d’adaptation. Le mien? La personnification. Ma dépression, Iman la maléfique. Nous vivions dans un minuscule appartement, sombre et humide. Nous partagions un matelas au sol. Des fenêtres recouvertes de guenilles sales. Des planchers si crasseux qu’ils semblaient toujours huileux. Une seule lumière vacillante dans notre salle de bains souillée. Elle passait ses journées à me chuchoter à l’oreille des choses abîmées, les pulvérisant comme des éclaboussures de goudron.
Comme l’aurait fait une enfant têtue, je me suis accroché à la haine que j’avais pour elle. Comme un membre toxique de sa famille que l’on repousse ou un père à qui on refuse de parler, j’ai disparu, je me suis enfuie en ne lui laissant qu’une note.
Dans l’espoir d’un nouvel appartement, avec des pièces cette fois-ci, et de grandes fenêtres lumineuses, dans l’espoir de colocataires plus sains, d’autres parties de moi peut-être même claires et brillantes, j’ai couru….
Stupéfaite, j’ai été accueillie par une facette de moi que j’appelle Iman la maternelle. Elle ne ressemblait en rien à Iman la maléfique. Son toucher était apaisant, ses mots, gentils, son espace, propre. Elle m’a appris que l’amour inconditionnel que j’avais réservé uniquement aux autres ne pouvait être renforcé que par l’autoapplication. Elle m’a laissé m’envelopper en elle alors qu’elle m’enlaçait doucement, embrassant mon épaule… c’était la première fois que je me prenais dans mes propres bras. Quand j’ai commencé à goûter le sel, je lui ai permis d’essuyer mes joues pluvieuses du bout de ses doigts.

Comme un de ces proches impossibles dont on s’occupe toujours à contrecœur, elle s’est présentée à notre porte un matin. La tête basse, le regard misérable, le corps frêle, lamentable à vrai dire, elle se tenait là, espérant qu’elle n’aurait pas à supplier pour qu’on la laisse entrer. Contrairement à moi qui souriait devant sa déconfiture, Iman la maternelle a étendu son bras derrière elle, l’autre main sur la poignée, dans un geste destiné à l’inviter à entrer.
De la même manière que vos pires combats sont avec la personne qui vous est la plus chère, elle a démontré qu’Iman la maléfique était ma proche la plus précieuse. De la même manière que vos amis vous assomment avec une bonne dose d’amour coriace, elle a démontré qu’Iman la maléfique était ma plus fameuse protectrice. De la même façon qu’une partie perverse de vous cherche à faire pleurer votre partenaire simplement pour savoir à quel point il ou elle vous aime, elle a démontré qu’Iman la maléfique était celle qui m’aimait le plus, au point que si elle ne pouvait pas m’avoir, personne ne le pouvait.
Il s’avère que ce n’est pas si compliqué… Elle est détraquée, certes, mais pas maléfique. Son mécanisme d’adaptation? Le contrôle. Elle est le membre dysfonctionnel de sa famille que l’on ne peut s’empêcher de revendiquer comme l’une de ses âmes sœurs. Tout ce qu’elle désirait vraiment, c’était de savoir que je lui appartenais autant qu’elle m’appartenait : liée contre mon gré.
Ma plus grande perte : m’être convaincue que nous étions ennemies. Ma plus belle réussite : aimer même ce que j’apprécie le moins. Il s’avère que c’est assez simple… elle est fragile. Cruelle seulement pour se protéger, elle se bat pour ma ténacité. Dans son sentiment faussé de sécurité, elle prépare mon armure chaque matin en espérant être la chose qui puisse me blesser. Elle est celle qui me met hors de danger au premier signe d’une agression potentielle. La gardienne de mes secrets, détenant le coffre de mes insécurités, est à l’origine de toutes les pensées, des choses que j’aurais dû dire tard dans la nuit à la conceptualisation de la peur.
Me poussant à la complaisance, ses paroles blessantes contrebalancent l’affection maternelle de notre colocataire, elle me sort des pétrins que je me crée. Furieuse de ma procrastination motivée par un besoin d’autosabotage, elle me démantèle pour que je puisse me reconstruire. Dans mes moments de tergiversations, elle bouillonne de rage, comme si je l’insultais parce qu’elle m’aime. Elle est mon refuge, mais quand elle se montre sadique, notre médiatrice, Iman la maternelle, intervient. Elle connait la différence entre chercher à se dépasser et se faire du mal, la gentillesse et l’habilitation, l’autosoin et des tactiques dilatoires évidentes.
Un amour doux pour une dure.
À ceux que j’aime, je répète systématiquement quand je suis énervée : « Je t’aime, mais là tu me déplais. » Je n’apprécie pas Iman la maléfique la plupart du temps, mais j’ai pour elle un amour inconditionnel. Elle est ma première, ma dernière, ma naissance et ma mort; la seule et unique à laquelle je serai liée toute ma vie. Elle est la seule et unique qui ne peut pas partir, elle est moi.
Le bon, le mauvais, le terrible et le merveilleux.
« Je t’aime. »
« Je t’aime encore plus. »
« Iman la maléfique, tu me rends entière. »
À propos de l’auteure
Iman M’Fah-Traoré est une Franco-New yorkaise. Née à Paris, elle a déménagé à New York dans sa jeunesse et s’est spécialisée en politique et gouvernance à l’université Ryerson de Toronto. Elle fréquente actuellement la New School for Global Studies à New York. L’écrivaine ivoirienne et brésilienne est impliquée au sein de The Womanity Project, une organisation à but non lucratif qui vise à promouvoir l’égalité des genres par des ateliers innovants. Elle travaille actuellement sur la publication de son premier livre de poésie. Ses écrits sont spécialisés dans les domaines suivants : LGBTQ+, deuil et traumatisme, poésie et essais sur la race et l’ethnicité.
Voir les commentaires
Sans commentaires (Cacher)