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Une goutte de ceci, une goutte de cela

Écrit par

Iman M’Fah-Traoré
septembre 17th, 2020

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Je devais avoir treize ans quand elle m’a appris que nous sommes en désaccord quand il s’agit de ma mélanine, ou plutôt, de son dosage. Ma mère patrie s’était finalement prononcée et m’avait fait savoir que bien qu’elle m’ait donné naissance, le fait que j’ai continué à vivre ma vie de l’autre côté de l’océan avait des conséquences. À travers le regard des autres, elle a révélé combien les conceptions peuvent être divergentes à travers cet océan.

Il s’est avéré qu’elle et moi étions dans un débat entre Noire et Métisse. Je suis noire, lui dis-je. Tu es métisse, me siffle-t-elle. Je ne me fatigue pas à lui demander pourquoi, puisque je sais très bien que c’est parce que je suis, malgré ma réticence à l’accepter, métisse. À la naissance, un enfant n’a aucune notion de race, d’origine ethnique, de nationalité, de lieu, de couleur de peau ou de mélanine. N’est-il pas étrange que nous la quantifiions? La mélanine. Et il semble étrange que dans un pays où la race prime sur tout (les États-Unis), les tons mixtes et les tons unis soient tous mis dans le même panier. Mais. Dans un pays où le racisme persiste, mais est constamment ignoré, les tons mixtes et les tons unis doivent rester dans leur propre panier. La France s’imagine daltonienne. C’est ridicule, je le sais. C’est leur façon — enfin, malheureusement, notre façon très discrète de dénoncer le racisme. C’est ridicule, je le sais. Bien que le racisme fonctionne de la même manière au quotidien, du moins dans les grandes villes (supermarchés, transports publics, etc.), les raisons qui expliquent pourquoi et comment les Noirs se rassemblent sont fondamentalement différentes d’un pays à l’autre. En France, les personnes noires établissent des communautés en fonction de leur origine ethnique. Aux États-Unis, les Noirs sont tous considérés comme faisant partie de cette seule communauté. Je suis fière de m’afficher comme une New-Yorkaise noire. Je suis fière d’avoir grandi ici, d’avoir grandi en tant que Noire; cela a fait que mon monde entier a été marqué par ce malentendu entre ma terre natale et celle que j’ai choisie.

Profondément perplexe devant ces vues bipolaires, je me tourne vers l’histoire. Elle m’explique : les pays que tu examines ont deux passés très différents. Le premier était une puissance coloniale, le second, une colonie. Bien que les deux pays aient totalement aboli l’esclavage à une décennie d’intervalle seulement, le passé colonial de la France a fait qu’une grande partie de ses pratiques esclavagistes ont eu lieu à l’étranger et non seulement sur la mère patrie. Inversement, l’esclavage aux États-Unis a eu lieu sur leur territoire. Des millions de (désormais appelés) Afro-Américains ont été arrachés illégitimement à leurs foyers, leurs descendants forcés à vaguer dans les méandres de leurs origines. En France, la plupart des Noirs savent d’où vient leur noirceur : nous connaissons notre nationalité spécifique. La France, avec tous ses droits coloniaux grossiers, a enfoncé sa langue dans la gorge de ses colonies avec une ténacité forgée par la volonté ethnocentrique d’endoctriner la planète entière. Par conséquent, de nombreuses personnes originaires de ces anciennes colonies ont déménagé et continuent de déménager en France, prédisant que la grande majorité des Noirs de France sont des immigrants directs plutôt que des descendants d’esclaves.

Après s’être vu refuser tout ensemble de pratiques culturelles de son « chez-soi d’origine », la communauté noire américaine s’en est créé de nouvelles. À travers l’évolution de la musique, de la danse, des arts visuels, de la littérature, du cinéma, du style, de la nourriture et de pratiquement tous les domaines de la vie est née la culture américaine noire moderne telle qu’on la connait. Contrairement à la France, où les personnes noires se réunissent en fonction de la nationalité ou de l’appartenance ethnique, nous Noirs américains nous considérons et nous nous rassemblons comme une seule communauté. La nécessité peut en être la raison. Imaginez être forcé de quitter votre maison, ou l’avoir comme héritage, ne forgeriez-vous pas des alliances avec des humains comme vous? La nécessité. La nécessité pour les Noirs de se regrouper persiste jusqu’à ce jour, sans doute parce que le passé racial conflictuel du pays se répercute sur son présent.

Le jazz, le blues, le hip hop, le rap. Martin Luther King, Rosa Parks, Bobby Seale et Huey Newton, Obama… Ils représentent notre héritage collectif en tant que personnes noires en Amérique, un patrimoine que, par nature, je connais dans une certaine mesure. Bien que je maintienne que nous sommes une grande communauté, la différence entre le fait d’avoir la peau noire claire ou la peau noire foncée est perceptible. Votre manière de parler, de vous vêtir, vos gestes déterminent le genre de noir que vous êtes. On m’a déjà accusée de parler blanc, comme s’il s’agissait d’une langue. J’ai reçu des regards sévères, que j’ai interprétés comme des tentatives de stigmatisation ou de marginalisation. Mais, dans l’ensemble, nous sommes un, nous sommes noirs et c’est tout ce qui compte face à la menace oppressive qui pèse sur nous. En France, nous ne sommes pas un. Nous sommes les Ivoiriens et vous, les Sénégalais. Nous sommes les Ghanéens et vous, les Nigériens. Nous sommes les mêmes, mais, étrangement, différents. C’est la réalité française.

La réalité des enfants métis d’Amérique du Nord est fondamentalement différente de celle des Français, ce qui rend la réalité des enfants français vivant en Amérique du Nord beaucoup plus déroutante. La partie la plus douloureuse de celle-ci est que certains d’entre nous n’ont pas de lien direct avec la culture. J’ai été élevée par une mère Franco-Brésilienne et un beau-père irlandais, qui ne sont pas des Noirs – et encore moins des Noirs américains. De mémoire, j’ai toujours voulu me sentir complètement immergée dans la culture dont j’ai hérité. L’absence d’un modèle noir américain continue à me préoccuper. Bien entendu, je me suis fait des amis et des connaissances qui m’ont permis de jeter un coup d’œil derrière le « rideau », mais je ne parviendrai jamais à saisir pleinement ce que je recherche. Il n’en reste pas moins que ce n’est pas mon histoire. Je suis, comme beaucoup d’enfants métis, complexe et intriguée par mon rapport à l’identité noire, à l’identité blanche et au mélange qu’ils produisent. Mais là encore, il y a de la joie à trouver dans cette vérité. Une joie que tous les parents, métis, blancs ou noirs peuvent aider à trouver.

Ma belle-mère, une Française aux cheveux frisés, vous dira que la plus grande difficulté qu’elle a vécue face à l’éducation de ses enfants métis a été de savoir quoi faire avec leurs cheveux. Elle s’est d’abord entraînée sur ma tête avant de s’occuper de celle de mes frères et sœurs, mais la complexité même et la stigmatisation sociétale liée à la tête des enfants métis sont franchement énormes. Elle les a coupés, entretenus, tressés, fait faire des locks, a subi des pressions pour les étirer chimiquement… Dois-je continuer? Je crois qu’on ne doit pas couper les cheveux de jeunes enfants métis, surtout lorsqu’il s’agit de boucles très serrées et très crépues, car nos cheveux ne poussent pas comme ceux que l’on voit sur les couvertures des magazines. C’est comme un ressort, on tire dessus, il rebondit; notre cheveu ne pousse pas droit, il pousse en boucles. Je vous suggère de laisser vos enfants grandir suffisamment pour vous faire savoir ce qu’ils souhaitent avant d’aller chercher les ciseaux.

Autant mon cuir chevelu a subi des années de « séances de torture » hebdomadaires — terme inventé par mes grands-parents, traumatisés par mes cris exagérés — autant je ris doucement du précieux parcours de mes cheveux. Comment ne pas rire d’un grand-père brésilien qui m’a gâché les cheveux avant de m’envoyer chez une mère blanche en plein apprentissage d’afro qui à son tour m’a envoyé chez une mère qualifiée pour résoudre mes mois de mauvais jours capillaires! Les innombrables souvenirs de ma grand-mère ivoirienne tirant et tirant et tirant, tellement plus fort que ne le ferait ma mère (selon ma mémoire d’enfant peu fiable), alors que je grimaçais en priant que ce soit presque fini me font lever les yeux au ciel alors que je secoue la tête en souriant légèrement. Et les souvenirs de ma mère qui séparait patiemment mes boucles serrées, les mouillait, les brossait et les tressaient tous les dimanches me font chaud au cœur. Grâce à cette multitude de cultures et de personnes, mes cheveux et mon être, grâce ont été élevés par un village, et cela peut transformer le souvenir le plus triste en un souvenir glorieux et heureux.

Tous les parents souhaitent le bonheur de leurs enfants et souhaitent les aider à surmonter tous les traumatismes qu’ils rencontreront éventuellement. Elle raconte sa plus grande peur ainsi : « ma plus grande inquiétude… ne pas comprendre, ne pas avoir vécu, le racisme qu’ils vont subir. » Elle est quelque peu rassurée par le fait que ses enfants ont d’autres enfants métis dans leur vie. Ce qui nous rassure, nous les enfants métis, c’est d’être entendus. Parents blancs, comprenez que vous ne comprendrez jamais. Comprenez qu’il est normal de ne pas comprendre. Posez des questions, discutez avec vos enfants, faites de votre mieux pour les encadrer avec des personnes qui peuvent comprendre et qui comprennent. Votre incapacité à vous identifier à la race de votre enfant métis ne vous rend pas moins capable de les aider dans les combats que leur peau laisse entrevoir.

Je suis fière d’être une Française noire élevée à New York et, dans une certaine mesure, je me réjouis du don de l’émerveillement. Un don que ma peau « goutte de ceci, une goutte de cela » multinationale m’a fait. Je spécule, je m’interroge, j’élabore des théories, je questionne, je discute… ce que tout cela signifie. Heureusement, je rencontre des gens comme moi et, comme nous le faisons toutes et tous, je vis et je partage des histoires, et j’apprends que le fait d’avoir de multiples facettes et d’être étrangement confuse est une orange [1].

[1] En France, on offrait souvent une orange aux enfants à Noël, car ce fruit était surtout consommé par les nobles, ce qui en faisait un bien précieux.

À propos de l’auteure

Iman M’Fah-Traoré est une Franco-New yorkaise. Née à Paris, elle a déménagé à New York dans sa jeunesse et s’est spécialisée en politique et gouvernance à l’université Ryerson de Toronto. Elle fréquente actuellement la New School for Global Studies à New York. L’écrivaine ivoirienne et brésilienne est impliquée au sein de The Womanity Project, une organisation à but non lucratif qui vise à promouvoir l’égalité des genres par des ateliers innovants. Elle travaille actuellement sur la publication de son premier livre de poésie. Ses écrits sont spécialisés dans les domaines suivants : LGBTQ+, deuil et traumatisme, poésie et essais sur la race et l’ethnicité.

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