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Un sentiment de discorde

Écrit par

Christelle Saint-Julien
août 20th, 2020

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J’ai besoin de vacances. Je veux relaxer. J’espère que mon esprit arrêtera de s’emballer. Le discours intérieur est toujours présent, mais le babillage décousu est nouveau. Mon esprit s’égare dans l’observation et le questionnement d’une manière nouvelle et implacable. Le cours des événements a façonné le fil de mes pensées. Je n’ai pas d’autre choix que de laisser mon esprit vagabonder. Les choses évoluent trop rapidement, ce qui ne laisse pas d’autre choix que de les assimiler en temps réel.

L’herbe est toujours plus verte, j’aimerais quasiment attendre mon heure. En revanche, je me tiens à une intersection achalandée, sous les signes Femme et Noire. Ce n’est pas une croisée de chemins. C’est une jonction où le politique et le personnel ne sont pas mutuellement exclusifs, où l’art se doit d’être engagé. C’est la superposition de failles sismiques, un tremblement fera certainement disparaître le peu que je maîtrise. 

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Je comprends maintenant que j’ai cherché l’acceptation et la validation dans les sphères que j’occupe et de la part des individus qui les possèdent, les dirigent et les surveillent. Ma proximité à la blancheur ne m’a pas valu un lancez-passer pour les coulisses. Je n’ai pas rencontré le producteur et on ne m’a pas offert de contrat. Il a été convenu que je ferais désormais partie de leur monde, je n’obtiendrais pas le statut de membre honoraire que je n’avais pas demandé. Mais j’ai fait en sorte qu’il soit plus difficile pour eux d’ignorer ma présence et mon pouvoir. Car à talent égal, il n’y avait aucune raison que je sois considérée. C’est déjà assez difficile d’être là et d’exister, imaginez essayer d’obtenir ce que vous méritez en plus. Attention au scoop : vous ne serez pas épargnés.

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J’abandonne l’idée d’un futur heureux. Les choses s’annoncent mal. Et ce n’est pas qu’il n’y a pas d’espoir. Je crois plutôt que les choses ont tendance à être négatives avant d’être positives et que le positif est une vague promesse à laquelle aucun échéancier n’a été attribué. Je comprends maintenant que j’ai longtemps fait vivre l’idée d’un avenir prometteur, pendant que le gouvernail du navire luttait contre des vagues déferlantes, une mer tumultueuse. J’aurais dû apprendre à lire le vent.

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À ma façon ou à la dure. Je choisis toujours l’option simple – la lente, je ne peux pas me permettre de faire autrement. Je dois être malléable. Les plans doivent être constamment mis à jour, les limites réévaluées, les termes négociés au fur et à mesure que je recueille davantage d’informations. Au fur et à mesure que je comprends comment le système fonctionne dans des contextes spécifiques. Au fur et à mesure que j’accumule plus d’épreuves. 

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J’adore poser des questions : ça fait partie de mon métier. Je les choisis avec soin et je réfléchis longtemps à ce que j’ai besoin de savoir. Pour ce qui est des histoires personnelles, j’aime me lancer sans réserve. Bien souvent, j’essaie de comprendre : comment avez-vous fait pour atterrir où vous êtes? Je compare les privilèges et les obstacles comme un jeu. Aurais-je pu faire mieux? Ou aurais-je pu le faire sans avoir ce qui vous a été donné?

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Imaginez réaliser de temps en temps qu’il est possible que les gens autour de vous voient les choses différemment. Je n’ai pas encore compris comment je suis censée ne pas devenir folle.

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Géographiquement parlant, je suis un être mutable. Je ne suis pas la même personne chez mes parents, chez moi, dans un contexte professionnel, à Montréal ou à New York, dans les confins de mon code postal, dans ma version de l’Internet. Je suis toujours la même, mais en même temps chaque fois une autre femme noire.

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Rien de tout cela n’est nouveau. C’est peut-être la première fois que vous nous entendez. Le fait est que l’appel provient de l’intérieur de votre maison. Et peut-être que maintenant, ce n’est plus une seule voix tentant de s’élever au-dessus du grondement de la foule, une voix qui sera étouffée, oubliée. C’est maintenant un chœur tout entier.

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Je ne peux pas grimper une échelle où on a enlevé les barreaux qui auraient dû être sous mes pieds. Même si je savais déjà que j’aurais à travailler deux fois plus dur. Mes jambes n’y arriveront pas.

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Par le passé, j’ai voulu apporter un changement de l’intérieur. J’ai cru que j’en serais capable. La vérité est qu’on ne peut catalyser le changement qu’à travers des personnes qui permettent un tel changement. Ça demande un travail qui ne peut être délégué. Quelle déception.

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Et pourtant, j’ai appris vos coutumes, votre langue. Je connais le code. Mais je n’ai toujours pas le profil de l’emploi, c’est ça?  Trop intimidante, pas assez sympathique.

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Le fétichisme des hiérarchies est profond. Un titre m’est donné parce qu’il bénéficie à quelqu’un d’autre. Voilà ce que ça signifie : ça n’a pas d’importance que je sois douée et extrêmement qualifiée. Cependant, je « conviens » à votre équipe. Les conditions ne sont pas précisées. Veuillez signer ici.

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Je rends les choses tolérables. C’est une chose pour laquelle je suis douéeDans des jours comme celui-ci, je déteste ça de moi, comme si j’étais à la fois un traître et un rejet. 

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Une des choses que j’entends le plus souvent, c’est que je suis un cas différent, que je suis une exception à cause de la manière dont j’exprime ou de la façon dont je fais les choses. Tellement réducteur et insultant.

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Dans des moments pareils, j’aimerais pouvoir me distancier socialement de la culture blanche.

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Je représente d’autres personnes, qui ne liront pas ce texte, qui me ressemblent et qui sont aussi compétentes que les autres. Je grincerai des dents quand vous les appellerez forts et résilients au lieu de faire preuve de diligence.

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Si j’ai l’air de bien maîtriser les choses, c’est en parti parce que je n’en ai pas beaucoup, de choses. C’est plus facile à gérer ainsi.

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Je donnerais n’importe quoi pour ne pas avoir à justifier et débattre ma propre existence. De ne pas avoir à expliquer mon humanité. Et quand je dis mon, je veux dire notre.

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Une chose que je souhaite à tous ceux qui sont noirs comme moi : de grandes choses. Une chose que chaque personne noire comme moi souhaite : la neutralité. Le simple droit d’exister.

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J’ai parfois envie de hurler et de demander si vous allez bien, quel est le problème. Je le pense vraiment. Je veux savoir ce qui ne va pas chez vous et ce comportement erratique. Té ok ou koi ?!

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J’aimerais parier un tas d’argent sur le nombre de fois qu’on qualifiera ma musique de « soulful » quand elle sera publiée.

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À défaut de pouvoir les battre, battez-les quand même. Ils n’aimeront pas de toute façon et vous devrez payer pour cela.

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N’essayez pas de miner mon argument en demandant des preuves. Je suis la preuve. Les récits qu’on vous raconte et ceux qui ne viennent pas à vos oreilles sont la preuve. Dans ce pays, il y a très peu de données en ce qui nous concerne. Nous n’apparaissons pas dans vos données, car c’est vous qui collectez les renseignements.

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Je change souvent d’idée. Appelez ça de l’hypervigilance.

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Mon c.v. devrait souligner ma capacité à être hautement performante malgré les traumatismes que j’ai subis et dont je ne connaîtrai jamais l’ampleur, professionnellement parlant.

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Je rêve de faire ce métier depuis que je suis enfant. Je suis maintenant heureuse d’être cette personne, mais si j’avais moi plus jeune en face de moi, je ne lui dirais pas de se préparer aux difficultés qui accompagnent le fait d’être noire et femme, mais plutôt d’accueillir la joie qui exulte d’être ce que l’on est.

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Est-ce qu’écrire ceci me rend ingrate? Bien sûr, mais envers qui? Je n’ai clairement pas assez souffert pour vouloir dénoncer publiquement et mon c.v. témoigne de mon succès. Est-ce que je sais ce qu’est la vraie vie?

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Rester tout au bas de la chaîne est génial, on peut s’accrocher à ce qu’on a. Appréciez-le pleinement, car c’est tout ce que vous pouvez obtenir et détenir.

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Oui, absolument, j’ai vécu des expériences positives. Je les chéris. Car chaque jour, ma vie au travail est polluée par des opinions défavorables basées sur mon genre et la couleur de ma peau.

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Je ne pouvais pas accepter la défaite parce que je ne suis pas en guerre. Vous m’attaquez. J’aimerais savoir pourquoi.

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J’essaie de voir clairement à travers mes angles morts. Je tourne la tête et jette rapidement un regard, souvent. Je ne suis absolument pas dispensée de privilèges et je suis encore moins à l’abri de comportements problématiques.

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Vous avez lu jusqu’ici et j’aimerais savoir pourquoi vous êtes là.

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Me voir réussir ne vous fera pas réussir moins. Je n’arrive pas à croire que, pendant des siècles, on vous a dit le contraire.

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Pour moi, faire le point signifie regarder en arrière avec amertume et évaluer chaque obstacle que j’ai dû contourner. Tout ce que j’ai reçu en retour, ce sont des gens qui disaient combien j’étais forte. Parfois, j’ai même de la chance.

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Lorsque vous demandez ce que l’avenir nous réserve, vous voulez dire pour vous-même, ou pour nous deux? Je demande pour un ami.

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Faites que je sois assez. Normaliser ma présence.

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Après les événements, des gens, des amis blancs se sont précipités pour me demander si j’allais bien ou si j’avais besoin de quoi que ce soit. C’était effrayant, surtout quand on a l’habitude d’occuper l’espace qui existe entre tout ce qui ne peut même pas être compris par ceux qui ont les meilleures intentions.

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Je peux expliquer le sentiment que je ressens quand les gens se tournent vers nous pour expliquer le problème, et ensuite la solution. J’aimerais pouvoir rappeler à tout le monde que je ne me suis pas portée volontaire pour le faire. Je ne fais que vivre ici à cette intersection.

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Et puis quoi maintenant?

Répondez-moi avec du changement.

À Propos de l’Auteur

Christelle Saint-Julien est une écrivaine, journaliste et musicienne basée à Montréal. Elle ne pense jamais avoir quelque chose à dire et ne peut s’empêcher d’écrire à ce sujet.

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