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Au carrefour des identités

Écrit par

Laurent Maurice Lafontant
août 20th, 2020

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Dès mon plus jeune âge, on m’a appris à être fier de mon identité haïtienne.

Au primaire, on m’enseignait l’histoire de l’esclavage des Noirs et des héros de l’indépendance haïtienne ; Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessalines, Alexandre Pétion, Capois Lamort qui avaient vaincu l’armée de Napoléon et donné naissance à la première République noire indépendante en 1804. Cette victoire n’appartenait pas uniquement au peuple haïtien, mais à toutes les personnes noires du monde entier qui subissaient l’esclavage et le colonialisme liés à l’idéologie de la suprématie blanche. Encore aujourd’hui, cette histoire est enseignée dans des pays africains et inspire de jeunes générations. Dans un monde où l’histoire des cultures et peuples noirs est méconnue, effacée et considérée comme inférieure aux cultures occidentales blanches, il est primordial pour une personne noire de connaître son histoire pour ne pas être enfermée dans la vision de son identité telle que façonnée par la culture occidentale incarnée par l’homme blanc. Cette démarche est nécessaire pour une construction de soi basée sur son vrai héritage.

Toutefois, l’enseignement des exploits haïtiens ne m’a pas suffi pour me connaître et m’identifier pleinement à ma communauté. Je n’avais pas qu’une identité. Mes attirances sexuelles m’ont valu une seconde identité qui était en contradiction avec la première. Du temps de mon adolescence (à la fin des années 1990 et début 2000), pour les Haïtiens, l’homosexualité n’existait pas. C’était une affaire de Blancs. Et cette mentalité s’étendait à toutes les communautés noires. Comment aurais-je pu être fier d’appartenir à une communauté qui ne me permet pas d’être soi? Je ne me souviens pas avoir vu d’images de personnes noires de la communauté LGBTQ+. Il est difficile de se construire sans modèle et sans histoire à laquelle se référer. Comme beaucoup d’autres gens, mes premières images de la communauté gaie étaient celles des hommes blancs puisque les pays occidentaux étaient les premiers à parler de droits pour les personnes LGBTQ+. Ne voulant pas vivre dans la honte de ce que j’étais, j’ai alors cherché l’histoire de cette seconde identité qui s’éveillait en moi dans l’histoire de ces autres peuples qui, historiquement, étaient hostiles à ce que représentaient mes origines culturelles.

Ironiquement, mon parcours dans la communauté LGBTQ+ m’a amené à reconnecter avec mon identité haïtienne. Cela m’a permis de découvrir davantage les richesses que renfermaient les cultures noires, ainsi que la diversité qui les caractérisait. J’ai compris comment la notion de fierté que j’avais acquise par rapport à mon identité haïtienne, tout en étant révolutionnaire, était influencée par des critères similaires à ceux qui servaient à d’autres pour rejeter la culture noire haïtienne. Pour valoriser l’histoire haïtienne, on célébrait les hauts faits liés à la victoire des indigènes par les armes, mais on dénigrait la culture qui l’avait rendue possible. Ainsi, on saluait l’exploit des esclaves noirs qui avaient remporté la bataille de Vertières – qui devait mener à l’indépendance d’Haïti – mais on oubliait que s’ils l’avaient fait, c’est parce qu’ils avaient su préserver une spiritualité ancestrale, le vaudou, et qu’ils s’unissaient autour d’une nouvelle langue, le créole. On m’a appris à m’enorgueillir de la langue française tout en dénigrant le créole et à m’approprier le christianisme au détriment du vaudou. Pour accéder à la fierté selon les normes occidentales, notre héritage devait en partie rester dans l’ombre. Pourtant, dans cette partie d’histoire gardée secrète, se cachaient d’autres racines qui me reliaient à moi-même.

Jackson de la série télé Pose

En fouillant dans les zones marginales de l’histoire, j’ai trouvé la preuve que ce qu’on me disait être incompatible avec mon identité haïtienne ne l’était pas. En faisant la connaissance d’Erzulie Freda, esprit de l’amour et du désir, incarnation de la force féminine dans le vaudou et patronne des homosexuel.le.s, j’ai pu lever le voile sur la place des personnes LGBT dans les racines même de la culture haïtienne.

En joignant le milieu communautaire LGBTQ+ noir, j’ai pu rencontrer des personnes noires de diverses origines qui elles aussi avaient grandi avec l’impression d’être les seules de leurs communautés à être attirées par des personnes de même sexe. En 2009, j’ai marché pour la première fois au défilé de la Fierté avec le groupe Arc-en-ciel d’Afrique. C’était important de montrer à d’autres que nous existions pour favoriser cette meilleure construction de soi. Pour que nos histoires ne soient pas faites que de stéréotypes, il faut que les individus qui forment nos communautés puissent afficher leur complexité et exprimer leurs diverses facettes. L’organisme Arc-en-ciel d’Afrique a pris part à 9 éditions de la Fierté avant de fermer ses portes. Des membres de plusieurs pays d’Afrique et des Caraïbes venaient marcher avec le drapeau de leurs pays respectifs, dans le but de réconcilier des identités que certains prétendaient incompatibles.

Les temps changent. Ce qui était inconciliable dans mon enfance et adolescence ne l’est plus. Dans les luttes anti-racistes, les personnes noires LGBTQ+ prennent de plus en plus la parole et œuvrent pour la reconnaissance de l’intersectionnalité. Ce n’est pas encore gagné, mais les jeunes Noirs en questionnement évoluent de nos jours avec de plus en plus d’images de personnes queers dans les communautés noires. Plusieurs personnalités publiques s’affichent maintenant telles que le chanteur Lil Nas X, le réalisateur Lee Daniels, les actrices Laverne Cox et Raven-Symoné, pour ne citer que ceux et celles-là. Des personnes noires appartenant à la communauté LGBTQ+ commencent aussi à occuper le petit écran avec des séries télévisées comme Pose, RuPaul’s Drag Race, Noah’s Arc, Dear White People et plusieurs autres. Ces modèles révolutionnent la manière dont ces communautés sont vues, elles jettent une nouvelle lumière sur la complexité de leur passé et sur les réalités actuelles. Même en Haïti, la question de la communauté LGBTQ+ est de plus en plus abordée dans les médias. En juillet 2020, le gouvernement haïtien proposait un décret qui interdit la discrimination basée sur l’orientation sexuelle. Des milliers de gens sont descendus dans les rues pour manifester leur désaccord, alimenté par leur foi chrétienne évangélique. Toutefois, je ne peux m’empêcher de voir dans ce nouveau code pénal une avancée pour les droits des personnes LGBTQ+ en Haïti. Ce qui était impensable quand j’avais 20 ans devient envisageable en 2020. Il est évident qu’il va y avoir de la résistance; les classes privilégiées elles non plus ne renoncent pas à leurs privilèges sans opposition. Mais, faire entendre sa voix et signaler sa présence est déjà une victoire. De l’autre côté de l’Atlantique, en Afrique, la première fierté panafricaine sera célébrée cet été de manière virtuelle. Dans tous les bouleversements auxquels nous assistons dans le monde, il y a donc des choses qui bougent pour le meilleur. De plus en plus de groupes marginalisés s’élèvent pour prendre leur place dans l’espace public.

Alors que la communauté LGBTQ+ montréalaise s’apprête à célébrer la Fierté du 10 au 16 août, rappelons-nous que notre fierté englobe notre appartenance à plusieurs communautés identitaires à la fois. Être qui nous sommes se résume rarement à une seule identité. Nous sommes la somme d’éléments très variés. Nous enrichissons toutes nos communautés en apportant les parcelles qui nous composent dans chacune d’entre elles. Rappelons aux autres personnes qu’elles ne sont pas seules, en affichant toutes nos différences. En nous affirmant, nous permettons à d’autres de se reconnaître et d’afficher à leur tour leurs particularités. Chaque lutte pour la reconnaissance de droits incite d’autres personnes à se lever contre les injustices dont ils sont victimes.

Cette année, notre monde vit une situation inédite avec la pandémie du Covid-19. Contrairement à l’habitude, les festivités de la Fierté ne pourront pas se dérouler dans des espaces physiques. Il est vrai que la rencontre avec l’autre dans un même lieu est à la base de nos luttes, puisqu’il s’agit aussi à briser l’isolement que vivent beaucoup de personnes LGBTQ+. Toutefois, la présence en ligne permet elle aussi de resserrer les liens. Même si les activités de la Fierté seront virtuelles cette année, elles demeurent d’autant plus significatives pour les personnes qui sont deux fois plus isolées dans la période actuelle.

Je vous invite à regarder la programmation de Fierté Montréal. Toute une section intitulée L’heure Afro Fierté cible principalement les réalités de personnes noires.

N’oubliez pas aussi de suivre la Première Pride Panafricaine en ligne. 

À Propos de l’Auteur

Laurent Maurice Lafontant est né en Haïti et a immigré au Québec en 2001. En 2008, il obtient son diplôme de l’Université Concordia à Montréal en Beaux-arts après une double majeure en études cinématographiques et études littéraires. Depuis 2008, Laurent s’implique dans la communauté LGBTQ+ en devenant intervenant au Gris-Montréal et bénévole à Arc-en-ciel d’Afrique, un organisme qui œuvrait pour les personnes LGBTQ+ des communautés noires. Il a réalisé deux courts documentaires sur la question de l’homosexualité au sein des communautés noires à Montréal : Être soi-même (2012) et Au delà des images (2014). Laurent est actuellement le président de la Fondation Massimadi, et le coordonnateur de l’évènement Massimadi : festival des films et des arts LGBTQ+ Afro. Laurent est également un écrivain qui a publié son premier roman « La dernière lumière de Terrexil » au printemps 2018.

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