Conversations avec nos relations: Keitha Keeshig-Tobias

Aani! Dolly Berlin ndizhinikaas.
(Bonjour! Je m’appelle Dolly Berlin)
Je suis une showgirl burlesque et productrice d’événements basée à Tkaronto, mais en pause à cause de la pandémie. Depuis le début de l’année 2021, je collabore avec Never Apart pour vous présenter cette chronique mettant en lumière quelques-unes des personnes autochtones bispirituelles et queer qui se distinguent dans le monde des arts.
Ce mois-ci, je discute avec une maman artiste aux idées politiques bien arrêtées, dont le plus récent projet a croisé mon chemin dans la vie réelle. Alors que je me rendais à un rendez-vous, mon regard a été attiré par une image frappante : un manteau de la Baie d’Hudson au dos orné de perles, dans la vitrine d’un magasin. Comme j’étais pressée, je n’ai pas eu le temps de m’arrêter pour l’examiner de plus près. Un peu plus bas dans la rue, un panneau au-dessus d’un autre commerce indiquait « Moccasin Side Trail Indigenous Art Crawl ». Intriguée, j’ai pris une photo pour me rappeler de voir ce que c’était. Ce parcours artistique est présenté en collaboration avec des petites entreprises, et couvre les vitrines des magasins du kilomètre le plus dense de l’avenue Roncesvalles.
Quelques jours plus tard, je suis retournée voir. Si certaines vitrines présentent de délicates esquisses à l’encre de style « Art Nouveau », d’autres œuvres, comme le manteau, sont provocantes. Le perlage du manteau représente en fait le virus de la variole. Une autre vitrine présente une couverture de la Baie d’Hudson également ornée de virus perlés. Dans la vitrine d’un magasin de jouets, un t-shirt orange (symbole visant à sensibiliser les gens à l’égard du système des pensionnats) est sérigraphié avec l’illustration d’un enfant tenant ses cheveux coupés. Dans la vitrine d’un magasin de chocolat, on voit une longue robe rouge (symbole visant à sensibiliser les gens à l’égard des femmes, des filles et des personnes bispirituelles disparues et assassinées) portant les noms d’Eisha Hudson, Regis Korchinski-Pacquet, Chantel Moore, Joyce Echaquan et Sierra Chalifoux-Thompson, toutes disparues l’année dernière. Ces œuvres s’accompagnent de fiches d’information éducatives, mais on trouve aussi des bannières, des gravures d’art, des perles, des vestes peintes et d’autres articles attribuant l’art à Keitha Keeshig-Tobias.
Selon son site web, Keitha a « une gamme éclectique d’intérêts et d’expériences dont je m’inspire; un amour de la créativité sous toutes ses formes ». Je suis d’accord. J’adore l’idée de présenter des œuvres d’art de cette manière, certaines délicates et d’autres dures, le long d’un trottoir.
C’est une approche innovante et opportune, compte tenu du plus récent confinement en vigueur en Ontario. Tout le monde aime faire de lèche-vitrine lors d’une promenade! La réaction du voisinage a été positive.
Keitha accepte de discuter avec moi et m’explique qu’elle n’utilise pas d’étiquettes, mais qu’elle se décrit tout de même comme une matriarche. Aujourd’hui plus que jamais, je crois au pouvoir de la fermeté affectueuse des matriarches pour nous guider vers un avenir meilleur.

Bonjour Keitha, parlez-nous de vous!
Je m’appelle Keitha Keeshig-Tobias. Biizindam est le nom que m’a donné mon grand-père. Il signifie « celle qui écoute et apprend, et utilise ce qu’elle entend ». Je viens des Chippewas de Nawash, Première nation non cédée de Neyaashiinigmiing, également connu sous le nom de Cape Croker. J’ai grandi ici à Toronto et j’ai suivi des cours d’art à Central Tech; j’ai récemment recommencé à faire de l’art à Central Tech. J’avais arrêté pour aller à l’université et élever une famille.
Vous exercez une multitude de pratiques artistiques, notamment le dessin à la plume et à l’encre, les peintures murales, le perlage et l’art du vêtement. Par quel moyen d’expression artistique avez-vous commencé et quelle en a été l’évolution?
Mon préféré est le travail à la plume et à l’encre. Cela demande beaucoup de concentration et d’énergie. Il est très facile de faire une erreur et de gâcher l’œuvre entière. Il faut être calme. Certaines œuvres étant déjà réalisées, je les ai converties en perlages ou en peintures murales. J’ai trouvé des peintures qui imitent l’effet bleu d’encre de mes créations. Je les ai donc utilisées comme base pour d’autres choses. Je vois un nouveau média et je me dis : « j’ai envie de l’essayer aussi ».
Vous décrivez votre style d’illustration au stylo et à l’encre comme « N8V Nouveau ». J’aime beaucoup l’aspect vintage contemporain et le fait que vous ayez défini votre style.
Quand je regarde mes vieux carnets de croquis, je réalise que c’est une forme d’art que je fais depuis le secondaire. J’avais du mal à voir la cohérence stylistique de mes œuvres, mais quand j’ai commencé à utiliser la plume et l’encre il y a quelques années, c’est devenu clair. Mon artiste préféré est Mucha. Il a fait tellement de choses différentes; il a collaboré avec des architectes, des bijoutiers, des créateurs de vêtements. J’aime cet aspect, le fait qu’il ne s’agisse pas d’un seul médium.
Le mois dernier, vous avez présenté le « Moccasin Side Trail Project » sous la forme d’un parcours artistique dans les vitrines des magasins de l’avenue Roncesvalles. Quelle en a été l’inspiration?
Tout a commencé l’été dernier. Mon collaborateur et moi essayions de mettre sur pied une exposition d’art, puis la pandémie de Covid-19 a frappé. Nous avions également l’habitude d’assister à de nombreux événements militants, à des manifestations et à des discussions. C’est vraiment difficile de continuer à participer à ce genre de choses tout en voulant prendre soin des autres et en s’assurant que l’on ne propage pas le virus. Nous avons d’abord réalisé des bannières et en avons placé une ou deux ici et là, dans les vitrines des magasins qui avaient des pancartes avec les slogans Black Lives Matter ou I Support My Neighbours in Tents. Nous avons commencé par parler à ces entreprises et leur avons demandé si elles souhaitaient voir des œuvres d’art. Nous nous d’abord pensé que nous allions en faire une grande exposition d’art et l’installer dans la rue. Mes œuvres contiennent de grands messages sur l’activisme et les droits de l’homme. Nous avons donc commencé par des magasins qui allaient dans ce sens, et une fois que nous avons eu quelques propriétaires de magasins qui soutenaient vraiment cette idée et voulaient faire passer le message à la communauté, d’autres entreprises nous ont rejoints. C’est une question de communauté, de ce que l’on peut faire avec l’amour de ses voisins. Tout le monde souffre de problèmes de santé mentale et essaie de trouver un peu d’espoir. Je pense que c’est une bonne chose de sortir et de prendre l’air, d’avoir de nouvelles idées, de nouvelles conversations. Le parcours Moccasin Side Trail sera un lieu permanent, en constante évolution, avec d’autres magasins, des galeries, etc. Mes peintures murales sont conçues pour être permanentes tout en nous permettant d’y ajoute régulièrement de nouveaux éléments.
Avez-vous l’intention de présenter le parcours dans d’autres quartiers?
Nous ajouterons peut-être un autre quartier plus tard. Nous allons probablement attendre l’automne pour le faire, car ma saison de peintures murales commence. Je vais m’y consacrer, ce qui signifie que je serai constamment à l’extérieur, loin de l’internet et du wifi.
Ce projet s’est déroulé au milieu du dernier confinement en Ontario; cela a-t-il influé sur certaines des œuvres?
Oui, le Likely General avait cinq pièces dans sa galerie à l’arrière du magasin.
Avez-vous une pièce préférée dans le parcours?
Ma préférée est le porte-pinceau chez My Olive.
(L’œuvre représente une femme tenant un pinceau contre un arc, à la place d’une flèche.)
Certaines pièces ont été répertoriées comme faisant partie du projet Truth and Healing. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur ce projet et ce qu’il implique ?
C’est le projet que j’ai mis sur pied avec mon amie Tanya. Là encore, nous envisagions de mettre sur pied une exposition d’art. Tanya avait vu ma couverture de la Baie d’Hudson. Nous nous promenions au marché Kensington et nous avons vu un manteau de la Baie et ça a fait tilt!
Nous avons maintenant une liste de perleur·se·s que nous appelons les perleur·se·s viraux.les qui participent à ces projets et qui perlent de petits médaillons de la variole ou de la tuberculose pour les coudre sur les vestes. Nous disposons également d’une liste de perleur·se·s qui sont prêts à le faire pour les gens. Vous pouvez nous contacter pour faire faire des perles, et ils vous perleront un médaillon antivirus personnalisé à attacher à vos morceaux de la Baie d’Hudson pour dire : « Je comprends la vérité et j’ai payé en retour et reconnu ce qui s’est passé ».
Vous pouvez ne pas tenir compte de ces choses horribles, elles ne disparaîtront pas pour autant. Mais si vous regardez cette triste partie de l’histoire en face, vous pouvez la comprendre et faire en sorte qu’elle ne se reproduise plus jamais. Si vous vous contentez de la cacher, elle se reproduira… cela ressort à travers la peinture. C’est étonnant de voir comment les énergies des couvertures et des vestes changent une fois qu’on les perle. Elles dégagent quelque chose de très différent. Après qu’on eut cousu les médaillons, elles deviennent beaucoup plus agréables, chaudes, duveteuses et moins piquantes.
C’est particulièrement intéressant de voir les vêtements incorporer de l’art et des messages.
Je le faisais au secondaire! Nous avions l’habitude de peindre le dos de nos vestes, de modifier nos pantalons, d’ajouter des pétroglyphes, des plumes et des perles aux vêtements. J’ai commencé à le faire, puis j’ai regardé dans mes vieux carnets de croquis et j’ai réalisé que je le faisais déjà il y a bien longtemps!
Et votre perlage est magnifique; la pandémie semble donner aux perleur·se·s le temps de travailler davantage ou de travailler même pour la première fois.
Je trouve ça très méditatif. Cela me ramène directement au présent. Parfois, quand j’ai du mal à chasser les mauvaises pensées de ma tête ou à changer d’humeur et je me dis : « OK, commence à perler. Concentre-toi là-dessus. » J’ai recommencé à perler quand j’ai fait la couverture.
Quelle a été votre expérience de connexion à votre art et à votre communauté pendant la pandémie ?
L’art est la seule chose qui prend soin de moi en ce moment. C’est comme ma thérapie et j’ai été très créative. Je n’aime pas trop être en ligne, je ne suis pas ce genre de personne. Ce que je fais surtout pour me maintenir en forme, c’est jouer à Beat Saber. C’est un jeu vidéo en réalité virtuelle où des blocs volent vers vous et vous les frappez avec des sabres laser au rythme de la musique. Faire un peu d’exercice, ça fait toujours du bien. C’est très amusant, et c’est ce qui me rapproche le plus d’une sortie en boîte de nuit.
Quel est votre prochain projet?
J’ai un projet de peinture murale que je dois commencer à peindre bientôt, puis vers la fin juillet, je commencerai à peindre le passage souterrain de Coxwell. Mon partenaire sur ce projet sera Chippewar.
En préparant cet entretien, vous avez mentionné que vous ne vous identifiez pas à des étiquettes, mais que vous vous décrivez comme une matriarche qui crée un monde où ses enfants peuvent être ce qu’ils veulent. Que signifie pour vous le fait d’être ce type de figure dans le monde moderne?
Nous sommes si nombreuses à gérer nos entreprises et à nous occuper de nos enfants. C’est un autre type de femme ou d’énergie féminine que celui auquel le reste du monde est habitué, mais c’est quelque chose qui a toujours existé et dont il faut parler davantage. Ce n’est pas ce que la plupart des gens considèrent comme féminin, mais c’est un instinct maternel très fort. Oui, nous allons vous aimer, vous embrasser, vous serrer dans nos bras et vous élever. Mais, nous sommes aussi la maman ourse qui va attaquer quiconque s’en prend à ses enfants. Quelqu’un de fort. C’est également une énergie très autochtone. De nombreuses nations autochtones ont déjà établi le matriarcat; ce sont elles qui mènent. Beaucoup de nations ont oublié ce genre de rôle dans leur société à mesure qu’ils côtoient le colonialisme, les affaires indiennes, le chef et le conseil. C’est un mot qui en dit beaucoup sur moi. Et je ne devrais pas avoir à être homosexuelle pour défendre les droits des homosexuel.le.s; nous devrions pouvoir vivre et être libre d’être, sans devoir avoir peur ou nous inquiéter que quelqu’un nous veuille du mal simplement à cause de qui nous sommes.
Je lève mon chapeau aux matriarches ! Vous pouvez voir plusieurs œuvres du parcours, des peintures murales, et plus encore sur l’instagram et le site web de Keitha. Visitez également le compte du The Truth and Healing Project.
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