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Entrevue: Andrea Grant

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Jordan King, rédactrice en chef du magazine Never Apart, s’est entretenu par courriel avec Andrea Grant, écrivain, cinéaste, artiste et poète.  

Le film Modern Native d’Andrea est présenté dans le théâtre de Never Apart dans le cadre de notre saison d’été 2021. 

Pouvez-vous nous parler un peu de vous et de votre pratique artistique?

Je suis une autrice et une artiste multimédia d’ascendance salish du littoral du côté de mon père. Mes œuvres sont intimement liées à mon héritage autochtone des Premières Nations, ainsi qu’à la mythologie classique et aux contes de fées, et témoignent d’influences multiculturelles et féministes. En raison de ce point de vue mixte, on dit souvent de mes textes qu’ils sont ceux d’une Modern Native ou autochtone moderne.

Je combine des histoires, des poèmes, des photographies, des vidéos, des enregistrements audio et des performances en direct pour créer une expression dynamique conçue pour être comprise à plusieurs niveaux. Je vois la beauté dans la juxtaposition et un grand nombre de mes œuvres explorent la tension issue des forces opposées de différents médiums artistiques. Un thème prédominant dans mon écriture est le souvenir de ses origines et le retour à sa « tribu » en réalisant pourquoi on s’est retrouvé dans un tel périple mythologique.

En 2009, j’ai publié The Pin-Up Poet, mon premier recueil de poésie dans lequel je conjugue des photos de style film noir inspirées de Cindy Sherman où j’incarne plusieurs personnages avec des poèmes imaginaires qui donnent un aperçu de l’identité ou de la situation difficile de ces femmes.

Ma passion pour la fusion des mots et des images m’a propulsée dans le monde des bandes dessinées. J’ai commencé à écrire des histoires illustrées mettant en scène une héroïne mystérieuse appelée MINX, une guerrière autochtone ayant la capacité de se déplacer entre les dimensions parallèles du Temps du Rêve et de notre réalité et qui est généralement entourée d’une meute d’esprits-loups blancs.

D’une certaine façon, la saga MINX est ma propre histoire, une sorte d’allégorie qui reflète mon passage de l’obscurité à une plus grande découverte de moi-même et de mon histoire. À l’instar de ma protagoniste, il m’a fallu beaucoup de temps pour débloquer ma vie intérieure. Née dans une famille de Témoins de Jéhovah, je me suis de plus en plus méfiée des préceptes de l’église et mon scepticisme s’est accentué lorsque mon père a commencé à explorer ses propres origines. Mon père a redécouvert ses origines amérindiennes sur le tard. Il a quitté la religion et a fait une sorte de dépression chamanique, se souvenant soudainement des traditions que son père lui avait enseignées dans sa jeunesse. Il me les a ensuite transmises à son tour.

J’ai fini par quitter cette religion sectaire et le nord-ouest du Pacifique pour m’installer à New York en 2004, où j’ai passé plusieurs années à me concentrer sur mon art.

Photo : Gary Breckheimer

La ville de New York était tout ce que je voulais qu’elle soit : excitante, stimulante sur le plan créatif, dure et bouleversante. J’ai commencé à écrire davantage de poèmes et à développer mon portfolio pour explorer différents genres d’écriture, puis j’ai été publiée dans des revues littéraires. J’ai également commencé à donner des spectacles de poésie orale (spoken word) dans des salles célèbres telles que le Nuyorican Poet’s Cafe et Le Poisson Rouge, où je collaborais parfois avec des musiciens.

New York était une ville tellement multiculturelle que je me suis immergée dans les récits mythologiques de différentes cultures, ainsi que dans les miens, tout en explorant le concept des archétypes et du périple du héros. En 2011, j’ai lancé MINX : Dream War, une série de romans graphiques qui mélange adroitement le folklore de mon patrimoine autochtone avec la mythologie grecque, le taoïsme et les archétypes classiques conçus par Joseph Campbell. MINX: Dream War explore le pouvoir des légendes et des mythes, tout en offrant une aventure exaltante et surréaliste.

Les notions du Temps du Rêve et des guerriers du rêve ont pour origine la croyance autochtone selon laquelle une personne qui dort visite le Temps du rêve, un monde aussi riche que celui qu’elle habite lorsqu’elle est éveillée. Les romans graphiques étaient un moyen pour moi d’approfondir les thématiques de patrimoine, de choix personnel et d’identité.

Ils m’ont également permis de perpétuer la tradition de mon peuple, en utilisant la bande dessinée pour préserver les mythes anciens et les récits modernes de mon héritage dans un format contemporain. Je garde des liens étroits avec sa tribu Penelakut près de l’Île de Vancouver, souvent en transcrivant les légendes autochtones des Aînés conteurs.

La série MINX a été bien accueillie par le public a été présentée à plusieurs Comic-Con et a même été publiée dans le magazine Indian Country Today. Une adaptation pour un film ou une série télévisée est en cours.

L’identité de MINX dans le Temps du Rêve et ce qu’elle doit y accomplir seront révélés au cours des prochains livres. Tout au long de l’histoire, je me pencherai sur les concepts de patrimoine, de choix personnel et d’identité, en utilisant ses aventures comme moyen d’explorer l’idée de rester fidèle à son passé tout en affrontant les obstacles qui se présentent. En somme, cette histoire est celle du périple d’une femme, à la fois à travers les dimensions et dans son propre passé.

Un thème prédominant dans mon écriture est le souvenir de ses origines et le retour à sa « tribu » en réalisant pourquoi on s’est retrouvé dans un tel périple mythologique.

En 2017, j’ai été atteinte de pancréatite aiguë, une maladie inflammatoire du pancréas extrêmement douloureuse et potentiellement mortelle. J’ai passé deux mois aux soins intensifs à lutter pour ma vie. Le taux de mortalité de cette maladie est d’environ 10 %, et j’étais déterminé à ne pas devenir une statistique.

Photo : Gigi Stoll

Quand j’étais à l’hôpital, un ami m’a gentiment offert un livre intitulé Poetry Will Save Your Life (la poésie vous sauvera la vie). À l’époque, j’ai cru qu’elle allait certainement sauver la mienne. Ce livre m’a inspiré dans mes moments les plus sombres et m’a rappelé à quel point j’aime la poésie. Ce qui m’a permis de surmonter mon expérience de mort imminente, c’est en partie la conviction intrinsèque qu’il me reste encore tant à accomplir sur le plan créatif. Depuis mon lit d’hôpital, j’ai recommencé à écrire des poèmes pour la première fois depuis longtemps. J’ai ressenti une impression de « retour » avec un point de vue à jamais changé.

Je suis extrêmement motivée et je me lance toujours dans de nouveaux projets. J’ai récemment terminé une collection de contes. Illustrée par la célèbre artiste de Tacoma Qwalsius-Shaun Peterson, Killer Whale-Wolf & the Isle of Women réinvente et modernise certains mythes des Salishs du littoral. Ces histoires sont troublantes et empreintes de surnaturel et explorent ce que signifie être une « autochtone moderne » dans l’ère numérique. Les loups et les orques prennent des formes humaines, les jeunes filles autochtones disparues sont vengées, les rites d’obtention de la pluie ont une importance primordiale et, comme dans tous les mythes universels, le pouvoir de transformation est au cœur des récits les plus riches en émotions.

Qwalsius-Shaun Peterson a conçu les illustrations en utilisant notamment un logiciel 3D qui permet de les adapter à d’autres applications de médias numériques. Nous voulons pousser le projet plus loin en utilisant ces éléments graphiques pour créer différentes versions des histoires pour des applications numériques.

Comment est née l’idée du film Modern Native et du poème qui l’accompagne?

« Modern Native » est un poème que j’ai écrit lorsque je faisais des recherches sur les origines de ma propre tribu des Premières Nations. Il traite des contes et de la dualité des autochtones mixtes qui ont été élevés en apprenant à la fois les mythes traditionnels et les contes de fées occidentaux. Il s’agit d’honorer sa tribu et ses origines et de trouver une certaine autonomisation à même ses origines pour faire face aux défis de la vie et prendre le contrôle de son destin.

Les mots the bones of my ancestors burned beneath my ankles (les os de mes ancêtres brûlaient sous mes chevilles) me revenaient toujours en tête lorsque j’ai commencé à écrire ce poème et j’ai voulu souligner le lien profond qui existe avec la tribu et la façon dont elle affecte notre identité à travers les générations.

Le poème traite également de la façon dont les mythes sont enseignés et appris au fil des générations. À bien des égards, le passage actuel de l’imprimé au numérique évoque le fait que tant d’histoires des Premières Nations ont été perdues lors du passage de l’histoire orale à l’imprimé.

Nos ancêtres vivent à travers nous. Nous devons être les gardiens du savoir qu’ils nous ont transmis, et je crois qu’il est urgent de partager ces récits avec le monde dans un format contemporain et accessible, comme le cinéma.

Les peuples autochtones ont survécu à de nombreux obstacles et tentatives pour les effacer de l’histoire. Je suis extrêmement fière de savoir que les œuvres que je crée ont une histoire à laquelle les ancêtres de la terre pourront s’identifier et avec laquelle la génération à venir pourra grandir et combler ce fossé tout en continuant à survivre, comme nous le faisons toujours.

Pouvez-vous nous parler du processus qui a mené à la réalisation de ces œuvres?

J’ai toujours voulu faire un film qui marquerait les esprits et faire évoluer la poésie et la poésie orale à un autre niveau.

J’ai eu la chance de recevoir une subvention de la part du First Peoples’ Cultural Council pour financer la production de Modern Native et j’ai commencé par mettre en place une équipe et par définir des idées visuelles qui, selon moi, correspondraient aux mots du poème.

J’ai enregistré les répliques et le compositeur James Goudreault a créé une musique magnifique et envoûtante qui exprime l’émotion de Modern Native. Il est impératif d’avoir une chanson qui donne vie aux mots, car elle guide le processus de tournage.

J’ai d’abord tourné certaines scènes dans New York qui représente l’agitation de la vie urbaine ainsi qu’un endroit où il est possible de réaliser ses rêves. J’ai ensuite tourné quelques scènes dans un endroit célèbre de Los Angeles appelé Indian Alley, où l’on peut voir des murales réalisées par des artistes autochtones. Pour finir, je suis rentré chez moi, dans le nord-ouest du Pacifique, et j’ai tourné à Vancouver, sur l’Île de Vancouver et sur l’Île Penelakut, d’où est originaire ma tribu.

Photo : Clara Lacasse

J’ai demandé l’aide de ma collaboratrice de longue date, Sarah Keenlyside, comme productrice. Sarah a joué un rôle essentiel dans les scènes que nous avons filmées aux studios Beaumont à Vancouver et dans lesquelles plusieurs artistes autochtones de grand talent ont récité les versets du poème et ont illustré la diversité des visages et des expériences de vie.

En ce qui concerne les scènes filmées sur l’Île de Vancouver et l’Île Penelakut, j’ai eu l’occasion de collaborer avec la jeune et talentueuse réalisatrice Cassandra « Kaas » Cross. Selle a su saisir cette idée de « retour », le sentiment d’être enfin chez soi. Elle possède également des compétences étonnantes en matière de tournage par drone et a pu immortaliser l’immensité de ce magnifique paysage.

Sur l’Île Penelakut, j’ai eu l’honneur de collaborer avec l’Aînée Florence James qui a effectué une cérémonie des couvertures, une expérience puissante tant sur le plan visuel que spirituel.

Modern Native a reçu une nomination pour le meilleur clip musical par le 45e Annual American Indian & Indigenous Film Festival et a été présenté en sélection officielle aux festivals Annual American Indian Film Festival, L.A. Skins Fest, Dam Short Film Festival, Venice Shorts Film Awards, Chicago Indie Film Festival, L.A. Independent Film Channel, Berlin Movie Awards, L.A. Sun Film Fest, Santa Monica Shorts, Austin Film Festival, Amsterdam Short Film Festival,

Toronto International Women Film Festival, Toronto Indie Shorts, San Francisco Indie Short Festival, New York International Women Festival, Cannes Cinema Festival et Vancouver Independent Film Festival.

Vous pouvez regarder la bande-annonce de Modern Native en cliquant sur le lien suivant : https://youtu.be/aEAlMof2SLw.

Le film a reçu une mention honorable de la L.A. Independent Film Channel dans la catégorie des courts-métrages expérimentaux et a été finaliste pour aux festivals Austin Film Festival, San Francisco Indie Short Festival, New York International Women Festival et Vancouver Independent Film Festival. Modern Native est maintenant exposé à Never Apart, ce qui est formidable.

J’ai eu le plaisir d’être interviewée par Tina House dans le cadre d’un reportage de National News TV sur l’Aboriginal People’s Network (APTN) pour promouvoir MINX et Modern Native : https://bit.ly/2PA0sGK.

Je considère que ce n’est qu’en explorant que nous pouvons continuer à atteindre de nouveaux sommets en tant qu’artistes autochtones. L’adaptabilité est la base sur laquelle nous nous appuyons en tant qu’artistes.

Qu’espérez-vous que les gens retiennent de ces œuvres?

J’explore le concept de « retour » dans le contexte du retour aux origines après une phase de réalisation de soi et le sentiment d’être piégé dans un lieu insatisfaisant ou dangereux, que ce soit géographiquement ou métaphoriquement, et de ressentir un besoin pressant de s’échapper.

Ce n’est qu’après une expérience transformatrice où des leçons essentielles ont été apprises que nous disposons d’un espace émotionnel suffisant pour effectuer un « retour » symbolique ou littéral. Retourner à nous-mêmes, à notre tribu, ou retourner au processus d’absorption des leçons que nous avons apprises au cours de diverses expériences.

J’espère aider à inculquer aux Autochtones et non-Autochtones le savoir et la sagesse de mes ancêtres et de faire le pont entre le passé de ma communauté et son présent, afin de le préserver pour les générations futures.

Nous sommes tous et toutes les héros et les héroïnes de l’histoire de notre vie. J’espère qu’en lisant mes histoires et mes poèmes, les gens s’y reconnaîtront et y trouveront l’inspiration pour raconter leurs propres belles histoires.

Comment pensez-vous que l’art contribue au changement social? 

Tant de choses négatives se produisent dans le monde. Le changement social commence généralement par la découverte, la compréhension, la compassion pour l’humanité et les actes de bonté.

Nous avons besoin de beauté pour combattre la négativité et la tourmente inhérentes au monde moderne, et l’art offre un répit. Il agit comme un sanctuaire qui inspire les gens, que ce soit en les motivant à être créatifs ou à être émotionnellement disponibles pour se laisser émouvoir et changer à jamais par la force d’une œuvre. L’art touche le cœur et nous incite à penser de façon nouvelle, à évoluer. Il a le pouvoir de briser les barrières, de nous connecter à d’autres cultures et de parvenir à une meilleure compréhension. L’art est aussi nécessaire que l’action de respirer.

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